Venise : Archipel d’art et de couleur à fleur de lagune
Il existe des sites inclassables à la fois éternels et universels. Venise en est un brillant exemple. Ville d’exception, elle est aussi île, archipel, État et le maillon maritime d’une sempiternelle route de la Soie. Surnommée, la Sérénissime, elle est devenue une référence mondiale. Ainsi, on parle d’Amsterdam, de Bruges ou de Stockholm comme étant les Venise du Nord, de Bangkok comme la Venise de l’Orient ou de Suzhou comme la Venise chinoise. Qu’à cela ne tienne, Venise est unique : elle a la beauté ensorceleuse d’une sirène.
Par Christian Sorand
Si tous les chemins mènent à Rome, toutes les routes maritimes conduisent à Venise. La “Cité des Doges” doit sa renommée à sa position stratégique, nichée au fin fond de l’Adriatique, et à sa puissance commerciale tournée vers la Méditerranée orientale. Ce fut tout d’abord le commerce de la soie venue de la Chine que Marco Polo avait décidé de partir explorer. Puis, il y eu les épices, en concurrence avec Lisbonne et Amsterdam. Le café d’Éthiopie y a transité, après être passé par Constantinople. Le mot caffé appartient au vocable vénitien avant d’être adopté par la langue française. Car, alliée à Constantinople, la Sérénissime, républicaine et démocrate, fut la plus formidable des flottes maritime de la Mare nostrum. Après avoir ramené la dépouille de Saint-Marc d’Alexandrie dont elle fit son patron, elle s’empara de l’effigie évangélique du lion qu’elle offrait à d’autres villes en signe d’allégeance : Arles, 1ère capitale de la Gaule d’Auguste, alliée de Venise et dont la devise est ab ira leonis (‘crains la colère du lion’) ; puis au Xe siècle, les comtes de Lyon (le Lugdunum latin), suzerains du royaume d’Arles adoptèrent eux aussi l’effigie du lion sur le blason de ce qui fut la 3ème capitale romaine de la Gaule.
Renommée culturelle universelle
Venise a la vocation indubitable d’être cosmopolite. Toute italienne qu’elle soit, Venise est universelle avant l’âge. Patrie de Marco Polo (1254-1324), de Giacomo Casanova (Venise,1725-Duchcov,1798), elle est aussi celle des peintres de l’École vénitienne : Titien (Vénétie,1488-Venise,1576), Le Tintoret (1519-1594),Véronèse (Vérone,1528-Venise,1588), et aussi du « prêtre roux », le musicien Antonio Vivaldi (Venise,1678-Vienne,1741) et du dramaturge Carlo Goldoni (Venise,1707-Paris,1793). C’est également le berceau d’une des plus vieilles communautés juives d’Europe, léguant par son quartier le mot de ‘ghetto’ au reste du monde. Elle est aussi anglaise (Byron, Dickens, Shelley), allemande (Goethe, Wagner,Thomas Mann), française (George Sand, Alfred de Musset, Paul Morand, Napoléon Bonaparte, François Mitterrand), russe (Stravinsky, Diaghilev), suisse (Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier), américaine (Ezra Pound, Hemingway, Peggy Guggenheim). Des masques de son carnaval à la Biennale, sa renommée est plus vivante que jamais. Menacée, puis sauvée des eaux, elle appartient au patrimoine de l’humanité au même titre qu’elle est italienne par ses palais, son art, et surtout par son image romantique de dolce vita, véhiculée par la laque noire de ses gondoles sur lesquelles chantent des bateliers à la voix du bel canto !
Alors, à toute époque, des hordes de touristes affluent vers la Piazza San Marco pour y voir la basilique et son campanile emblématique (haut de 98,5m), le palais des Doges, et le soir venu, s’asseoir à la terrasse du café Florian en évoquant Byron, Dickens ou Proust, à moins que ce soit au Harry’s Bar (fondé en 1931) pour y imaginer la présence d’Ernest Hemingway. La lagune et le Grand Canal sont tout proches. On peut y voir le tristement célèbre pont des Soupirs, et peut-être se poser à l’hôtel Danieli qui abrita les amours d’Alfred de Musset et de George Sand. Venant du continent, les touristes suivent un itinéraire bien codé et banalisé passant au-dessus du Grand Canal par le pont du Rialto en se dirigeant aveuglément vers la Piazza San Marco. Et pourtant, il existe des venelles ignorées, des placettes inconnues, des quartiers à l’écart du passage de la marée saisonnière des visiteurs.
Voici donc, un intermède pédestre, à explorer.
Venise insolite
La cité de Venise comporte six districts. En venant du continent, on traverse nécessairement San Polo et Santa Croce avant d’atteindre San Marco, cœur emblématique de la Sérénissime. Le quartier de Castello prolonge le palais des Doges par la Riva degli Schiavoni, avec le pont des Soupirs (1600) et le palais Danieli (XIVè) devenu hôtel en 1822, et qui fut le lieu de prédilection d’un foule de célébrités parmi lesquelles on trouve Balzac, Cocteau, Debussy, Dickens, Musset, Proust, Ruskin, Sand ou encore Wagner.
Le quartier de Dorsoduro, de l’autre côté du Grand Canal, est un peu plus à l’écart de la marée des visiteurs. Il abrite l’église baroque de Santa Maria della Salute (peintures de Titien et Le Tintoret) et surtout deux remarquables musées : la Gallerie dell’Accademia et la collection Peggy Guggenheim. Ce dernier musée ouvert au public en 1980, abrite l’une des plus extraordinaires collections de l’art du XXème siècle : Max Ernst, Pablo Picasso, Jackson Pollock, Braque, Miró, de Chirico, Magritte, Dali, Kandinsky, Balla, Severini, Picabia, Delaunay, Duchamp, Klee, Mondrian, Malevich, Henry Moore, Calder, Rothko, Brancusi.
Et si le dernier de ces quartiers vénitiens, celui de Cannaregio, arrive en fin de liste, c’est qu’il demeure sans conteste le plus attachant de tous par son authenticité et par le calme -tout relatif –dont il jouit, même pendant les périodes de grande affluence. C’est le quartier le plus peuplé où l’on peut voir des artisans, des boutiques, des cafés animés et où l’on ressent une véritable atmosphère vénitienne. Son nom dérive du Canal Regio (‘le canal royal’), reliant le Grand Canal à la partie nord de la lagune. Plus aéré, avec ses places, ses longs canaux parallèles, ses espaces piétonniers (pl.’fondamente’) plus vastes, bordés de bâtisses à l’allure modeste et au charme désuet, on a l’étrange impression d’être soudain transporté dans une autre Venise. Il est vrai que le Fondamenta Nove est l’arrêt principal de tous les ferries des îles de la lagune. Le Fondamenta della Misericordia offre l’une des plus belles promenades pédestres avec ses bars et ses restaurants typiques. Outre la maison natale du Tintoret, Cannaregio possède aussi quelques belles églises : Santa Maria dei Miracoli est un chef-d’œuvre de marbre de la Renaissance. C’est aussi le lieu du quartier juif de Venise dont l’histoire mérite d’être relatée. À partir de 1516, la république de Venise força la communauté juive à vivre à l’intérieur d’un quartier d’anciennes fonderies (‘geti’ en italien / ‘getto’ en vénitien). Avec l’arrivée d’autres communautés juives allemandes, le terme se transforma en ‘ghetto’ et fut ensuite adopté partout ailleurs. On accède à ce quartier par un pont en fer (Ponte de Ghetto Nuovo). Sur la grande place appelée Campo di Ghetto Nuovo on peut y visiter le musée juif occupant une aile d’une synagogue de style baroque (Scuola Spagnola). Le ghetto possède deux autres synagogues : Scuola Tedesca, la plus vieille de Venise (1528) et la Scuola Levantina, la plus belle de toutes. Côté Grand Canal, Cannaregio a aussi ses palais, dont le Ca’d’Oro (maison de l’or) en style gothique tardif (1434).
Un retour vers le quai pédestre de Fondamenta Nove va permettre de découvrir un autre aspect de Venise : celui des îles de la lagune. Le Lido demeure peut-être un lieu de passage obligatoire pour ses plages de sable et son ancien prestige en évoquant le souvenir de Thomas Mann.
Les îles de la lagune
Isola di San Michele est l’île la plus proche de Cannaregio. C’est celle du cimetière historique de Venise où reposent le poète américain Ezra Pound (Idaho,1885-Venise,1972) et les artistes russes Sergei Diaghilev (1872-1929) et Igor Stravinsky (1882-1971).
Un saut de puce plus loin, l’île de Murano. Mieux vaut y débarquer le matin avant l’arrivée des touristes. L’île des cristaux de verre a son propre charme. Elle avait été choisie afin de prévenir les risques d’incendies causés par les forges. On n’y vient pas seulement pour admirer l’étonnante créativité de sa renommée ; on peut s’asseoir à la table d’un café d’un quai en s’imprégnant de l’atmosphère de l’île, et puis errer le long de ses berges dans un cadre marin différent.
Certaines îles sont minuscules, d’autres paraissent abandonnées, telle autre abrite un monastère arménien, ou des jardins cultivés, mais si l’on aime les couleurs et l’exotisme le plus criard, alors il ne faut surtout pas manquer d’aller de l’autre côté de la lagune à Burano. C’est l’île des pêcheurs et des dentellières. C’est surtout une véritable féerie des yeux et le paradis des photographes.
Quitter Venise peut bien être un déchirement. Tant d’art, tant de beauté, tant de charme ; c’est réaliser que Venise n’est pas seulement un lieu unique, mais aussi une histoire d’amour fou indissociable au subconscient historique et culturel du patrimoine humain. Certains y sont venus et n’ont jamais pu en repartir à l’instar d’Ulysse attaché au mât de son navire pour se délecter du chant suave des sirènes. Marco Polo lui a donné sa renommée universelle ; Casanova l’a rendue libertine ; le café, au goût tout italien en est devenu un élixir ; et pour bien que tous nos sens puissent rester en éveil, la musique d’un Vivaldi fait le reste ! Craindre la colère du lion ? Non, car il faut plutôt se méfier de la royale indolence de la crinière du lion ailé de saint Marc au regard de sphinx. Quand on quitte Venise, on se dit qu’on y reviendra, et que de toute manière, son image restera pérenne dans la mémoire.
Bibliographie
a) Guides :
– Venice & the Veneto, Eyewitness Travel, DK, London, 2016
– Pocket Venice, Lonely Planet, January 2014
b) Littérature :
– Dezsö Kosztolányi : Venise, éditions Cambourakis, 2017
– François de Crécy : La Lagune de Venise,Via Romana,
– Versailles, 2016
– Gonzague Saint Bris : Les Romans de Venise,
– éditions du Rocher, 2007
– Paul Morand : Venises, Gallimard, 1983
– Thomas Mann : Mort à Venise (Der Tod In Venedig, 1912),
– Le Livre de Poche, 1965
Liens
– The Venice Insider : https://www.theveniceinsider.com/cannaregio-artisans-history-venice/
– The Venice that most tourists miss (The Guardian) : https://www.theguardian.com/travel/2012/aug/29/venice-that-tourists-miss-cannaregio
– Gallerie Dell’Accademia : http://www.gallerieaccademia.org/le-musée/?lang=fr
– Peggy Guggenheim Collection : http://www.guggenheim-venice.it/inglese/default.html