Evasion

Tunis, l’Africaine

Tunis ne se révèle pas d’emblée. La première visite peut même être décevante. Son charme se découvre peu à peu. Mais si on accepte de se plonger dans la diversité et le caractère hétéroclite de cette métropole du Maghreb, alors on tombe sous son charme. Son histoire et sa localisation géopolitique ont forgé une identité particulière. 

Par Christian Sorand

En fait, il serait plus approprié de désigner la capitale tunisienne en tant que Grand Tunis. Car la ville historique a largement débordé de son cadre traditionnel. Deux grands lacs d’eau salée séparent la capitale proprement dite de la Méditerranée : l’un, à l’ouest, en direction de la côte nord, l’autre à l’Est s’ouvre sur la baie de Tunis. Une langue de terre relie les quartiers orientaux au port de La Goulette, et au-delà vers Carthage et Sidi Bou Saïd. Depuis l’aéroport de Tunis-Carthage, la sebkha bordant les quartiers occidentaux d’Ariana et de Soukra, s’étale jusqu’à la ville résidentielle de La Marsa.

Le récit se limitera à la ville historique et traditionnelle de Tunis. Une première diversité apparaît : d’un côté la blancheur coloniale de la ville moderne, puis en s’enfonçant un peu plus au cœur de la cité historique, la grande médina. Les couleurs changent comme si la palette d’un peintre s’était dotée d’une autre teinte. Le souk, la médina, évoquent vraisemblablement des odeurs d’épices et de parfums d’orient.

Certes, tout cela coexiste. Mais ce n’est toujours qu’une apparence. Le cœur battant de cette ville un peu magique, nous transporte loin dans l’Histoire, dans la diversité au travers d’une mixité sous-jacente qui alimente le présent. Qualifier Tunis d’Africaine n’est pas une simple métonymie comme le texte nous le précise.

L’Histoire de l’Afrique commence ici

De prime abord, on pourrait croire que Tunis est une ville plutôt nouvelle. Mais l’histoire de la Tunisie va bousculer cet a priori.

Dès la Préhistoire, ou plus précisément la Protohistoire, les anciens Grecs utilisaient le terme de “Libyens” en parlant du peuple de ces régions nord-africaines. Ce sont ceux que l’on connaît sous le nom de Berbères. Pour être plus précis, il s’agit ici des Numides. De nos jours, le terme “Amazigh” a pris le pas, pour des raisons linguistiques tout autant que culturelles. Or, à l’aube du Ier millénaire avant notre ère, les Phéniciens découvrent cette contrée. De simples comptoirs deviennent alors des colonies. Utique est fondée en 1101 av. J.-C.; Carthage (Kart Hadasht, “ville nouvelle”) l’est à son tour en 814 av. J.-C. Or le mythe de fondation évoque la princesse tyrienne Élissa, surnommée Didon (“l’errante”). Un accord est passé entre les Phéniciens et les “Libous” (les indigènes libyques) de cette région. La région de Tunis a donc une histoire vieille de plus de trois mille ans. En fait, le site de Tunis est déjà peuplé par des aborigènes bien avant la fondation de Carthage. Le nom de Tunis dérive d’un toponyme signifiant “un bivouac”, ou plus exactement “un lieu pour dormir”, car c’est une étape entre le sud et le nord du pays.

Carthage devient un carrefour incontournable du monde méditerranéen pour des raisons identiques. Deux facteurs majeurs d’ordre géopolitique l’expliquent. Le promontoire du cap Bon, à l’est de Carthage et de Tunis, représente la pointe sud du canal de Sicile. C’est un endroit stratégique en Méditerranée. Car il occupe une position-clé entre la Méditerranée orientale et la Méditerranée occidentale, entre Tyr, en Phénicie, et les colonnes d’Héraclès. Les Phéniciens partageaient avec les Grecs, le commerce de la Méditerranée orientale. En s’établissant sur les côtes tunisiennes, ils s’arrogeaient la domination commerciale de toute la Méditerranée occidentale et même au-delà. Car du détroit des colonnes d’Héraclès, ils partent vers les côtes africaines, au sud, et vers celles des côtes atlantiques, au nord.

Rome n’a donc pas pu asseoir son hégémonie grandissante sans tenter de supplanter sa rivale carthaginoise. La destruction de Carthage après la IIIe  guerre punique a eu lieu en 146 av. J.-C. 

Quand les Romains s’installent à Carthage, le continent ne porte pas encore de nom propre. Les nouveaux contacts établis avec l’ethnie locale, avaient généré le nom latin de la tribu des Afri qui peuplaient cette région. Il est probable que ce terme latinisé vienne du mot Tamazight : “îfri”, signifiant “rocher” ou “caverne”. Les Romains ont donc commencé à appeler cette région “le pays des Afri”: “Africa”. Le continent africain porte désormais un nom.

Quand les conquérants arabes débarquent au VIIe, ils perpétuent cette appellation, devenant “Ifriqyia” en langue arabe.

C’est donc à Carthage que tout le continent africain doit son nom ! Ce creuset ethnique pourrait encore évoquer la période des Pères de l’Église, suivie de l’arrivée des Vandales, des Turcs, des Espagnols, des Français. Sans oublier encore les apports siciliens et maltais pour compléter ce répertoire ethnique. Tunis n’est donc pas seulement “africaine”; elle est aussi méditerranéenne au travers de  ce condensé de nationalités, de langues et de religions.

En allant de la place de la Kasbah – siège du Gouvernement tunisien – vers le centre-ville, on traverse la médina en contemplant trois styles architecturaux caractéristiques. D’un côté le style néo-mauresque des années cinquante ; de l’autre, l’influence de l’Art nouveau, et entre les deux l’architecture arabo-andalouse de la vieille médina aux portes caractéristiques.

La Médina de Tunis

C’est l’une des plus vastes et des plus belles médinas d’Afrique du Nord avec celles de Fès et de Marrakech. Elle a été d’ailleurs inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco. On y retrouve toutes les marques de l’architecture islamique : mosquées, palais, mausolées, médersas, hammams, souks, fontaines. Les souks font l’attraction des circuits touristiques étant donné la diversité des produits et des senteurs orientales. Mais il faut s’échapper et découvrir les coins plus authentiques de cet envoûtant labyrinthe : cafés maures, rues à voûtes, le souk couvert des bijoutiers, celui des parfums capiteux ou encore les étals des épices d’Orient. L’un de ces lieux emblématiques reste plus précisément le souk des chéchias dont Tunis a gardé le monopole. On raconte qu’il date de l’époque des réfugiés andalous. La médina abrite aussi quelques antiquaires dont l’échoppe nous plonge dans l’atmosphère d’Ali Baba. Comment ne pas évoquer aussi le coin des marchands aux tapis berbères, ou de style plus classique : les tapis de Kairouan sont fort appréciés des connaisseurs.

Les mosquées portent une empreinte vernaculaire. La mosquée de la Casbah (XIIe ) a un minaret rectangulaire (1233), caractéristique du Maghreb. La mosquée Zitouna date du VIIe  siècle. Son nom signifie “l’olivier” en arabe. Mais en réalité ce sanctuaire a été bâti sur le tombeau de sainte Olive martyrisée sous Hadrien, en 138. Le minaret dans le style des Almohades date de 1894. C’est la deuxième plus grande mosquée de Tunisie après celle de Kairouan. Or, c’est surtout une “médersa”, université coranique de grande notoriété.

Diagonalement opposée à la place du gouvernement, la place de la Porte-de-France marque l’accès au centre économique de Tunis.

Le centre-ville moderne

En quittant la médina, on atteint peu après l’avenue Habib-Bourguiba, cœur battant de la capitale. Elle porte le nom du père de l’indépendance du pays, fondateur de la république tunisienne et instigateur des droits des femmes. Bourguiba (1903-2000), originaire de Monastir, est aussi un des quatre fondateurs de la Francophonie avec Léopold Senghor (Sénégal), Hamani Diori (Niger) et le Prince Norodom Sihanouk (Cambodge). Au tout début de cette belle avenue ombragée se dresse la statue d’Ibn Khaldoun (1332-1406). Beau symbole pour cet enfant du pays qui, après des études à la Zitouna, est devenu philosophe, historien et est souvent considéré comme le père de la sociologie moderne. Sa statue se dresse entre l’Ambassade de France, à droite, et la cathédrale Saint-Vincent-de Paul (fin XIXe) de style romano-byzantin. Le théâtre municipal (1902) se trouve plus bas. Nouvellement restauré, c’est un bel exemple d’Art nouveau. L’avenue Bourguiba est bordée de cafés, de magasins et de grands hôtels dont la tour du prestigieux hôtel Africa. La Grande Synagogue (1933-37) est située sur l’avenue de la Liberté, dans le quartier Lafayette. Tout cela atteste de la tolérance spirituelle du pays.

La Ville de Tunis fait figure de phare dans cette zone stratégique de la Méditerranée centrale depuis trois millénaires. La région de Carthage servait de pont entre la Méditerranée orientale et occidentale pour les anciens navigateurs grecs et phéniciens. Le bilinguisme tunisien est un atout dans le monde contemporain. Les Américains ne s’y sont pas trompés en établissant à Sidi -Bou-Saïd une école destinée à former les futurs diplomates américains pressentis pour être en poste dans les régions arabophones. Une antenne de la Marine américaine mouille dans le port de Bizerte. Et aujourd’hui, hormis l’école américaine (ACST) fondée en 1959), il existe une école internationale anglaise et une école tuniso-canadienne. Le Grand Tunis est aussi doté de deux grands établissements français : l’ancien lycée Carnot (devenu le lycée Pilote-Bourguiba) et le lycée Flaubert de La Marsa. La Banque africaine de développement (BAD), dont le siège est à Abidjan, entretient une antenne importante à Tunis. De 2003 à 2014, le siège a été re-localisé à Tunis. La  ville a aussi été le sommet de la Ligue arabe en 2019.

Pour toutes ces raisons, on comprend mieux pourquoi Tunis mérite le titre “l’Africaine”.