Chronique

Tourner sa langue

– « Le yoga ? C’est pour les gens souples. »

– « Les chats ne sont pas attachés à leurs humains. »

– « S’alimenter de façon végétale c’est pour les gens qui n’ont pas de goût, c’est difficile, et dangereux. »

– « Travailler de la maison avec les enfants en CPD ça va être sympa et facile, il faut juste s’organiser un peu. »

Par Stéphanie Delacroix

 

Ces quatre phrases ont beaucoup de choses en commun. Elles sont écrites en français, ce sont des affirmations (si, si y’a des « . » à la fin), je les ai toutes (oui, oui toutes) prononcées, et elles sont… ultra-fausses !

Je n’étais pas plus abrutie /absconde / ahurie /andouille / absurde / balourde / bête/ bécasse / crétine / cruche / débile / godiche/ gourde / idiote / imbécile / niaise / nigaude /obtuse / simplette /sotte / stupide à l’époque que maintenant, j’étais juste inconsciemment incompétente sur ces quatre sujets ce qui faisait de moi une ultracrépidarienne malgré elle.

L’ultracrépidarianisme, de « ultra » : Au-delà de, au plus au haut point et crepidam (sandale)  comme dans le proverbe : « Sutor ne ultra crepidam !  », « Cordonnier, tiens-t ’en à la semelle ! », l’ultracrépidarianisme donc c’est quand on donne son avis sur tout, avec conviction et souvent véhémence sans être compétent sur le sujet. Le fameux : « je ne suis pas médecin mais… »

Exactement comme le monsieur qui faisait les sandales du peintre Apelle, remarquant que celui-ci était en train de peindre n’importe comment les chaussures d’un de ses sujets le lui dit. Le peintre ravi, corrigea son tracé et le remercia. L’histoire aurait très bien pu s’arrêter là si Misterus Minitus se sentant ainsi validé ne s’était mis à donner son avis sur le reste de la toile, ce à quoi l’artiste répondit qu’un cordonnier ne devrait pas donner d’avis au-dessus des chaussures : “ne supra crepidam sutor iudicaret” .

Le sentiment de compétence spontanée est assurément le fruit de notre ego, fruit que l’accès facile et permanent à Internet fait démesurément mûrir et grossir, on pense qu’avoir accès à des connaissances ou analyses permet de les maîtriser.

Ce sentiment de compétence spontanée qui nous fait prendre parti, donner notre avis non nuancé est d’ailleurs le premier indice de l’incompétence inconsciente et le premier signe que peut-être il faut tourner sa langue sept proverbiales fois dans sa bouche avant de l’ouvrir (la bouche pas la langue).

Les anglophones conseillent de se la mordre (la langue) (bite your tongue) pour éviter de se mettre le pied dans la bouche (put your foot in your mouth) i.e. de dire quelque-chose que l’on aurait mieux fait de ne pas dire. Il y a d’ailleurs une petite méthode acronymique et mnémotechnique en cinq lettres (au lieu de sept tours) le test T.H.I.N.K à utiliser avant de l’ouvrir toute grande (la bouche) : 

  1. TRUE?
  2. HELPFUL?
  3. INSPIRING ?
  4. NECESSARY?
  5. KIND?

Est-ce que ce que je vais dire est 1) true (vrai) 2) helpful (utile) 3) inspiring (intéressant) 4) necessary (nécessaire) 5) kind (bienveillant). Si au moins trois des cinq critères ne sont pas respectés, vous vous apprêtez à mentir, attaquer, ragoter ou dire une calembredaine.

 

Les Japonais recommandent de faire passer ce que l’on va dire par l’intérieur de sa tête (口に出す前に頭の中で考えて)avant de le faire sortir de sa bouche pour éviter que cela n’en glisse 口が滑る (くちがすべる) un peu comme de la bave quoi.

En Indonésie avec le proverbe kata-kata (paroles) bijak (sages) tentang (les seules) diam (silence) lebih baik (plus bien) on estime que seules des paroles sages valent mieux que le silence…et c’est bien le problème, parce que quand on est incompétent, et que donc on dit une faribole, on pense justement être sage, et on le dit haut et fort : Tong kosong nyaring bunyinya, le tonneau le plus vide est celui qui fait le plus de bruit !

 

Il faut donc trouver un moyen de passer du stade de l’incompétence inconsciente (je ne sais pas que je ne sais pas) à l’incompétence consciente (je sais que je ne sais pas) avant de pouvoir décider si l’on veut devenir compétent.e pour pouvoir émettre une opinion utile et correcte quand on nous demande un conseil ou quand nous avons une influence sur nos interlocuteurs ! S’il ressort de ce petit examen de conscience que l’on ne sait pas (aucune d’expérience pratique, manque de formation théorique spécifique…) il serait alors judicieux de dire à la place ce que nous seuls sommes capables de dire : ce que l’on ressent à ce sujet à savoir, peur, joie, angoisse, colère, frustration, jalousie, mépris, injustice, désintérêt, plaisir, curiosité, intérêt…Évidemment cela implique d’avoir reconnu, en plus de notre incompétence, nos émotions et de se livrer un peu…ce qui évite de parler (ou d’écrire) à n’importe qui et pour ne rien dire !