Jean Yves Bordier : « Je fais un beurre de tous les jours pour les gens de tous les jours ! »
Première venue à Hong-Kong de l’artisan beurrier malouin lors de l’événement gastronomique « The Gourmet Expérience » organisé le 6 octobre dernier par Classic Fine Foods, La Rose Noire, Kolb et Finessa. L’occasion pour les nombreux visiteurs de mettre un visage sur un nom synonyme d’excellence et de tradition dans 28 pays dans le monde. Rencontre. Propos recueillis par Philippe Dova
Trait d’Union : C’est la première fois que vous venez à Hong-Kong, que ressentez vous ?
Jean-Yves Bordier : Beaucoup d’émotion ! J’ai commencé avec une motte de beurre sur le marché de Saint Malo. Pour un petit artisan, ce n’est pas anodin de constater que son produit est consommé à Hong-Kong, de rencontrer à l’autre bout de la terre des personnes qui aiment mon beurre ! C’est une preuve d’amitié ! Avec mes collaborateurs, nous faisons un « beurre de tous les jours pour les gens de tous les jours » et je suis très fier ici de les représenter.
Justement, l’entreprise Bordier aujourd’hui, ce sont combien de collaborateurs ?
Nous sommes quatre-vingt personnes, parmi elles vingt-cinq travaillent pour fabriquer le beurre et en tant que fromager affineur, nous avons quatre magasins où travaillent vingt-cinq personnes en saison.
C’est une taille importante pour une entreprise artisanale…
Oui mais dans le monde de la laiterie nous sommes un spray de lait ! Nous fabriquons 280 tonnes de beurre chaque année, la production française est de 410.000 tonnes !
Ce n’est pas tout à fait le même beurre…
Oui mais le lait coule tous les jours en France ! Nous aurions pu industrialiser la production, passer par la baratte industrielle et les canons à beurre mais nous avons choisi de garder notre identité, de continuer à fabriquer à la main. Cela étonne toujours les gens de constater que nous exportons dans vingt-huit pays des produits fait main mais c’est l’identité même de l’artisan ! L’an dernier nous avons exporté trois millions de mini beurres fait à la main !
A l’export, Bordier est-il au beurre ce qu’Hermès est au sac à main ?
Nous restons dans le quotidien, le beurre reste un luxe abordable ! Aujourd’hui dans les rayons des supermarchés, le prix du beurre se situe aux alentours de 7 à 8 euros le kilo, nous vendons le nôtre à 12 euros. C’est plus cher mais ça reste dans le quotidien.
Le beurre Bordier c’est une histoire de famille ?
Mon grand père était beurrier à Villedieu-les-Poëles dans la Manche et mes parents fromagers affineurs à Saint-Maur-des-Fossés dans le Val-de-Marne. Ces deux histoires m’ont construit même si à l’âge de dix-sept ans je ne rêvais que d’être capitaine dans la marine marchande… Après le bac j’ai beaucoup navigué en classe préparatoire à Paimpol au lieu de faire des maths et de la physique. J’ai gardé la passion pour la navigation mais je me suis dit que je ne devais certainement pas être fait pour être marin !
Vous avez pourtant jeté l’ancre à Saint-Malo…
J’y suis arrivé en 1985. Je m’étais installé quatre ans auparavant à Lannion et on m’a proposé d’acheter La Maison du Beurre, enseigne mythique qui existait depuis 1927. J’y ai découvert un matériel incroyable, l’art de malaxer le beurre selon la méthode traditionnelle du 19ème siècle. Je ne voulais pas faire de ce matériel et de cette boutique un musée des arts et traditions populaires. J’ai donc conservé ce matériel, redécouvert l’art de malaxer tout en perfectionnant autour des gestes essentiels des anciens beurriers. Je suis le dernier en France à utiliser le malaxeur et les palettes en bois, nous n’avons pas de moule à beurre !
La nostalgie serait-elle le secret de votre succès ?
Je ne suis pas dans la nostalgie, je suis dans le progrès ! L’homme a mis en place le progrès grâce à des outils pour mieux vivre, pour transformer une sorte d’utopie appelée bonheur en confort. La nostalgie serait de dire « c’était mieux avant » ce qui est faux ! Ce n’est pas parce que je travaille avec des palettes que c’était mieux avant ! Le secret c’est de travailler avec un lait provenant de vaches bien précises…
Votre beurre est-il « Bio » ?
Ce n’est pas marqué sur mes paquets et je m’en fiche ! Bio c’est une technique consistant à ne pas utiliser de pesticides, de nitrates, à bien nourrir les animaux, bien les soigner. C’est là le secret de mon travail mais en fait il n’y a pas de secret ! Il suffit simplement de saisir les choses qui sont devant nous et mettre les choses en pratique.
Etes-vous concerné par la crise de la filière laitière en France ?
On a l’impression de découvrir les problèmes aujourd’hui alors qu’ils existent depuis longtemps. Malheureusement ces problèmes existent depuis longtemps, certains pays les ont anticipés, la France surtout pas ! Une partie des producteurs devenus plus agriculteurs que paysans ont profité de la Politique Agricole Commune et sont devenus de plus en plus assistés. L’été dernier ils gagnaient 250 € pour 1.000 litres de lait ce qui est une misère. Je ne condamne personne, j’ai trop de respect pour l’agriculture française et ce serait dramatique de le faire mais, je ne travaille qu’avec du lait bio et le paye 450 € les 1.000 litres… Les producteurs qui se sont reconvertis dans le bio il y a quatorze ans ont aujourd’hui des exploitations viables. Ils nourrissent bien les gens, c’est cela la base de nos métiers bien nourrir les gens.
Les investissements à l’export de groupes industriels comme Lactalis sont-ils une aide pour le développement de vos produits artisanaux à l’étranger ?
C’est une aide indéniable et incroyablement positive ! Il faut partir groupés à la conquête des marchés étrangers. La renommée de Lactalis est incroyable, c’est le premier groupe laitier mondial avec 65.000 salariés. Lactalis c’est le lait ! Ce serait stupide de ne pas profiter de cet élan incroyable que représente ce groupe. En Asie, il est évident que le travail de Lactalis nous a permis de faire connaître nos produits, de rentrer dans la faille en disant aux consommateurs : « Regardez je fais pareil mais pas tout à fait pareil » !
En Asie justement et plus particulièrement à Hong-Kong, deux noms sont synonymes d’excellence en matière de beurre et de fromages : Pascal Beillevaire et vous. Existe-t-il une vraie concurrence entre les deux « artisans d’art du lait » ?
Pascal comme moi savons exactement comment tout nous est arrivé. Nous nous connaissons bien, nous nous parlons et nous estimons ! En France il est coutumier de nous opposer mais lorsque nous sommes à 10.000 kilomètres de chez nous, à Hong-Kong, venant d’un pays qui s’appelle la France nous n’avons qu’une envie, celle de faire goûter et découvrir nos produits ! Après c’est une histoire de goût, comme pour le vin, certains préfèrent les grands Bordeaux d’autres les grands Bourgogne !
Quelles sont les prochaines étapes de la maison Bordier ?
L’avenir passe par l’innovation et l’investissement obligatoirement. Trouver des nouvelles idées et en même temps s’investir personnellement. Je n’oublie pas d’où je viens, ça n’a pas été facile tous les jours mais je n’ai jamais dévié de mon but. Je n’ai jamais essayé de fabriquer plus mais toujours de fabriquer mieux et en fabriquant mieux, on fabrique beaucoup plus !
C’est votre philosophie ?
Ma philosophie serait de dire en faisant mon métier j’ai gagné ma vie, si j’avais voulu gagner ma vie, jamais je n’aurais fait mon métier !