Evasion

Rabat : Capitale royale aux confins de l’occident

Il faut souvent faire un effort pour découvrir le vrai visage de cette cité ancestrale parfois voilée derrière les brumes atlantiques. L’aspect ordonné et imposant de Rabat, aujourd’hui capitale du royaume alaouite du Maroc, est le résultat d’une vision de Lyautey. En soulevant le voile, on découvre tout doucement des jardins secrets. N’est-ce pas là le propre d’une demeure arabe dont le mur peut cacher un palais ?

 

Par Christian Sorand

 

Parler du Maroc en stigmatisant son orientalisme, risque fort de retourner bien des morts dans leurs tombes ! Laissons cette image glisser vers un jeu de mots plus approprié, en évoquant les Maures… Les Romains l’avaient bien compris : cette longue façade atlantique du nord de l’Afrique a un œil fixé sur la Méditerranée et une main tendue vers le continent européen. Le « pays des Maures » fut donc nommé « Maurétanie ». Car au tréfonds de l’âme chérifienne, c’est bien le cœur d’une identité berbère qui fait battre le pouls du pays. Le Maroc est le pays du Maghreb le plus profondément berbère.

 

Malgré tout, ce serait brouiller les cartes en évoquant le seul héritage Amazigh (berbère). Les ruines de Lixus (devenue Larache) attestent que les Phéniciens avaient navigué au-delà des colonnes d’Héraclès en fondant une première colonie au VIIe av. J.-C. ! Nombre de légendes et de mythes grecs y puisent leurs sources : Océan, Atlas, le jardin des Hespérides… Les Romains, les Vandales, les Ottomans jalonnent le passé. Les troupes arabes d’Okba Ibn Nefâa venues du Machrek (« le pays du soleil levant ») délimitent les bornes d’un empire dont la frontière est l’océan Atlantique. Dans la langue de Mahomet, Maghreb veut dire « le pays du soleil couchant ». Le terme arabe du Maroc est al-maghrib (1). Le char d’Apollon venait y terminer sa course en s’engloutissant dans la demeure du dieu Océan. Zeus, dans sa colère divine, avait condamné le Titan Atlas à y supporter le poids du monde sur ses épaules.

Rabat, capitale du Maroc moderne, est donc le reflet de cette même histoire. On ne peut la décrire sans l’identifier à ce passé multiple.

 

L’héritage du passé

 

Tournée vers l’Atlantique, la ville est bâtie sur un éperon rocheux dominant l’embouchure de la rive sud du Bouregreg. Salé, sa rivale portuaire sur l’autre rive du fleuve, partage la trame ombilicale d’un passé antique.

 

De nos jours, dans la partie orientale extra-muros de la capitale, le Chellah, ceint par une muraille rougeâtre datant de 1339, donne l’apparence d’être dans un isolement quasi rural. Ce lieu paisible symbolise à lui seul l’héritage de Rabat. On y entre par une porte monumentale édifiée au Moyen Âge par la dynastie mérinide, une tribu berbère zénète (2). Comme il se doit en terre d’Islam, l’enceinte cache un grand jardin, reflet du paradis d’Allah. Le chant des oiseaux vient ponctuer le susurrement des antinomiques. Une savante irrigation par canaux permet l’existence d’espèces habituellement opposées : figuiers de Barbarie et roseaux, oliviers et bananiers. Les ruines de Sala Colonia s’y trouvent jouxtant une nécropole arabe. Les restes d’une mosquée appartiennent à une ancienne zaouïa (salle de lecture du Coran) et le minaret encore intact est l’œuvre du sultan mérinide Abu al-Hassan (1299-1351). L’exotisme pluriel du lieu serait incomplet sans les nids de cigognes.

 

Au Xe siècle d’autres Berbères zénètes s’emparent de Salé et construisent la Kasbah des Oudayas sur l’éminence méridionale située à l’embouchure du fleuve. Ce site devient un couvent fortifié appelé ribat en langue arabe, à l’origine toponymique de Rabat.

 

Yacoub al-Mansour (1184-1199), petit-fils du premier calife de la dynastie berbère des Almohades, s’emploie à faire de Rabat une vaste et somptueuse capitale en entourant la cité d’une muraille percée de cinq portes monumentales, chiffre symbolique dans l’Islam. Il donne ensuite l’ordre de bâtir la mosquée Hassan, dont le minaret doit dépasser ceux de la Giralda de Séville et de la Koutoubia de Marrakech.

 

Haute de 44m, la tour Hassan demeure une œuvre inachevée. Devenue l’emblème de la ville, elle fait partie d’un vaste ensemble dédié au mausolée de Mohammed V. Au pied de la tour, on jouit d’un beau panorama sur la ville ancienne et la vallée du Bouregreg jusqu’à l’océan.

 

(Au XVIIe siècle, la vieille ville de Salé devient une république indépendante (de 1621 à 1647). Surnommée « la république des pirates », ses corsaires écumaient alors les eaux de l’Atlantique des Canaries à l’Islande. Daniel Defoe en fera même un épisode dans ‘Robinson Crusoé’ (1719).

 

À partir de 1666, Sous Moulay Rachid ben Chérif (vers 1631-1672), la dynastie arabe des Alaouites (les descendants d’Ali) établie dans le Tafilalet, s’empare de Rabat.) En 1912, le sultan Moulay Youssef ben Hassan (1881-1927) décide le transfert de la capitale de Fès à Rabat, déjà sous la tutelle du protectorat français.

 

L’atmosphère orientale

 

L’islamisation des différents groupes berbères a fourni un moule oriental à la culture originelle. On distingue cette fusion dans le style architectural du plan carré des minarets ou de celui d’un « marabout », ce tombeau d’un saint homme si spécifique au paysage nord-africain. L’art berbère est rural ; l’art arabe est citadin. Le mélange a donné naissance à une atmosphère orientale spécifique à l’Afrique du Nord.

 

En s’aventurant dans les ruelles de la médina, on pénètre de plain-pied dans un univers magique. Il est principalement dû au génie des artisans marocains: ébénisterie, cuivres martelés et ajourés, cuirs (3) repoussés, broderies de soie, et plus précisément encore, les tentures de Salé ou les magnifiques tapis de Rabat. Dans les souks, les corporations se regroupent, comme au marché de la laine (souk el Ghezel). Non loin de la Grande mosquée (fin du XIXe), une rue couverte de roseaux (souk es Sebat) est le domaine des maroquiniers et des vendeurs de babouches. Elle précède le souk au charbon et la rue des consuls, dont le nom évoque les diplomates qui y habitaient jusqu’en 1912.

Quand on quitte la médina, côté océan, on débouche sur une vaste esplanade. On y découvre les murs d’enceinte de la Kasbah des Oudayas. Une porte monumentale du XIIe donne accès à une rue menant à la plateforme du sémaphore d’où l’on jouit d’une belle vue sur l’Atlantique et la ville de Salé. Le musée des Arts marocains se trouve dans les parages, ainsi que le jardin des Oudayas. Conçu selon le style andalou, cet espace abrité par les hautes murailles de la forteresse, tapissées de volubilis, enferme des cyprès, des citronniers, des daturas et bien d’autres essences. Mieux encore, il s’ouvre sur la terrasse d’un café maure, suspendu à la falaise dominant le Bouregreg et la vieille ville de Salé. L’idéal est de s’y trouver avant le coucher du soleil en sirotant un thé à la menthe et en savourant une « corne de gazelle » ou tout autre gâteau au miel !

 

Une modernité ordonnée

 

La ville nouvelle étale de larges avenues bordées d’immeubles blancs. Les plans d’ensemble datent de 1913 lorsque le général Lyautey (1854-1934) administrait le protectorat. Le boulevard Mohammed V, bordé d’une double rangée de palmiers, en est le cœur. La Grande poste de style néo-mauresque ainsi que la gare de Rabat-Ville s’y trouvent. D’autres lieux majeurs sont également à proximité : la cathédrale Saint-Pierre, le Théâtre national Mohammed V, ainsi qu’un très beau musée d’art moderne marocain : le musée Mohamed VI d’art moderne et contemporain. Le palais royal (Dar el-Makhzen), proche du centre-ville, date du milieu du XIXe. Il est entouré d’une enceinte et s’ouvre sur une esplanade (le Méchouar). Il sert essentiellement de siège au gouvernement marocain. La visite du mausolée Mohammed V, situé sur l’esplanade de la tour Hassan, s’impose. Véritable chef-d’œuvre conçu dans le style arabo-andalou par l’architecte vietnamien Éric Vo Toan, la construction a duré dix ans (de 1961 à 1971) et a nécessité l’expertise de quatre cents artisans marocains. Cet édifice de marbre blanc, aux tuiles vertes vernissées, reflets de l’étoile verte chérifienne, est un tombeau royal, gardé en permanence. La coupole intérieure du mausolée est en acajou et en cèdre, revêtue de feuilles d’or.

 

Rabat est aujourd’hui une ville d’environ 600.000 habitants, plus si on y ajoute l’agglomération de Salé (soit environ 1,2M). Capitale historique et moderne, elle a été inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco en 2012. Dotée d’un aéroport international (Rabat-Salé), la ville est traversée par deux lignes de tramway et planifie d’ambitieux projets d’urbanisme. Elle s’inscrit dans les jalons touristiques du royaume chérifien, au même titre que Tanger, Fès, Meknès ou Marrakech. Un certain nombre de personnalités françaises y ont vu le jour : Axel Poniatowski, Dominique de Villepin, Myriam El Khomri, Roland Giraud, Georges Pernoud.

 

Le soir venu, face à l’Atlantique, on peut imaginer y voir glisser un bateau phénicien le long des côtes, ou bien encore un soldat de l’Islam regardant rougeoyer le char d’Apollon perdu dans les brumes océanes. Ce mélange de cultures appartient bien à cet occident extrême.

 

 

Bibliographie

  • Le Maroc, Guides verts Michelin, ISBN

Liens

 

  1. Le terme al-maghrib al-aqsa signifie ‘l’occident le plus lointain’.
  2. Les Zénètes sont des tribus berbères à l’origine nomades.
  3. Le terme français « maroquinerie » tire son origine au travail du cuir marocain.)