Tranche de vie

Motif impérieux

“Tout va bien mais Papa a fait un malaise »

Par Perrine Tavernier

 

Lorsque je suis partie vivre à Hong-Kong, j’ai fait promettre à mes sœurs de me prévenir au plus vite s’il se passait quelque chose avec papa et maman.

A cette époque, je savais que je pouvais prendre un avion le soir même ou le lendemain et être à Paris 13 heures après…

 

Dans ma famille, l’annonce des évènements compliqués est tout un art. 

Il y a plus de 10 ans, quand ma mère m’a annoncé que mon père avait une leucémie, j’ai voulu savoir à quel point c’était grave. Je lui ai demandé si mon père allait mourir et la réponse de ma mère fut : « Oui, et moi aussi. Mais pas maintenant, ni lui, ni moi ».

 

Je suis la dernière de la fratrie, j’ai beau flirter avec les 40 ans j’ai le sentiment d’en avoir 5 avec mes parents depuis que je suis partie car « tu es loin, ça ne sert à rien de t’inquiéter ». Mais, j’ai besoin de savoir, même si je suis loin, pour pouvoir prendre mes décisions.

Avec mes grandes sœurs, nous avons nos habitudes pour nous appeler. Ma plus grande sœur, la « grande grande », m’appelle durant ces interminables trajets du matin en région parisienne. Mon autre grande sœur m’appelle en milieu de matinée pour que je puisse voir son petit dernier, Martin, né en pleine pandémie. Il sort de sa sieste, frais comme un gardon, et disposé à faire des sourires à sa tante qu’il n’a jamais vu. 

Alors, quand mon téléphone a sonné à une heure inhabituelle, j’ai tout de suite compris qu’il se passait quelque chose avec mes parents.

Ma sœur me raconte tout avec la parfaite chronologie des faits, elle tient sa promesse. A cet instant, j’ai l’impression d’avoir le cerveau coupé en deux : je suis figée par l’annonce, la gorge nouée, les yeux immobiles avec le sentiment que le seul mouvement de mon corps est le battement de mon cœur. L’autre partie de mon cerveau turbine à plein régime pour trouver un moyen de rentrer au plus vite voir mon père.

J’avais vu passer les dépêches concernant les retours en France pour motif impérieux. Je n’avais pas eu le courage de les lire espérant n’avoir jamais de motif impérieux. 

Alors ce jour-là, je me suis lancée dans le décryptage des étapes pour un aller-retour Hong-Kong / Paris.

Je n’ai jamais passé autant de temps sur le site du consulat de France à lire les conditions de retours, à télécharger les déclarations sur l’honneur, les attestations de déplacement international dérogatoire, à orchestrer le planning des tests pour fournir le résultat d’un examen biologique de dépistage virologique réalisé moins de 72 heures avant le départ tout en gardant en tête les conditions de retour à Hong-Kong, avec la France placée sur la liste des pays à haut risque et, à l’arrivée, les 21 jours enfermés dans une chambre d’hôtel sans possibilité de sortir sous peine d’emprisonnement.

La seule chose qui m’a fait sourire ce jour-là, c’est la photo de l’assiette à l’effigie de la vache qui rit que tient dans les mains le consul général de France pour les bons vœux de l’année du bœuf. 

J’ai attendu le dernier moment pour consulter les motifs impérieux parce que je savais à quoi m’attendre…

La liste indicative des motifs impérieux est annexée aux attestations dérogatoires de déplacement international et l’un d’eux est :

Décès d’un membre de la famille en ligne directe d’un frère ou d’une sœur / Visite à une personne dont le pronostic vital est engagé, pour les membres de la famille en ligne directe

Lorsque ma mère avait annoncé à chacune d’entre nous le cancer de mon père, sans nous concerter, le soir même, chacune de nous avions laissé mari et enfants pour rentrer chez nos parents et être avec eux. On voulait juste être ensemble.

Aujourd’hui encore, on voudrait juste être ensemble.

En bonne française qui se respecte, j’ai pensé qu’il y avait forcément un moyen de contourner ces règles. J’ai bien vu la ligne « Convocation par une autorité judiciaire ou administrative » et j’ai en tête cette amende pour excès de vitesse que je n’ai jamais pu régler. Je me serais rendue, moi, l’as du volant flashée à 51km/h sur le quai De Dion-Bouton.

Mais la vérité est qu’il n’y a aucun moyen de contourner ces règles sauf à tricher. Mais tricher m’horripile encore plus dans ce contexte. 

Quand la France ne prend pas de décisions, on dit qu’elle ne fait rien et quand elle en prend, on pense souvent que ce ne sont pas les bonnes.

Je n’ai pas envie de débattre sur le principe de ces motifs impérieux, la situation est difficile, compliquée. Le monde est assiégé par la pandémie, il fallait prendre une décision pour limiter les entrées sur le territoire et c’est celle-là.

J’espère une chose, ne jamais rentrer pour motif impérieux.

 

Ma playlist

Artiste : Daft Punk

Album : Random Access Memories

Titre: Touch