Coups de coeur

Michel et Léo Troisgros ou l’excellence de la cuisine joyeuse à Épure

Impossible d’évoquer la haute gastronomie française sans que le nom de Troisgros vienne spontanément à l’esprit. Un nom légendaire pour quatre générations de cuisiniers qui tout en sublimant le goût des produits, cultivent l’excellence dans le respect des traditions et des valeurs humaines avec, depuis cinquante ans, trois étoiles au Guide Michelin. Vingt cinq ans après avoir débuté dans les cuisines de la prestigieuse maison familiale de Roanne, Nicolas Boutin le chef étoilé du restaurant Epure à Hong-Kong a accueilli les 21, 22 et 23 février derniers Michel et Léo Troisgros pour trois dîners d’exception. Des retrouvailles chaleureuses et émouvantes sous le signe de la fidélité, pour une fantastique symphonie créative de mets joyeux aux saveurs exquises qui, avec la beauté et le raffinement sont l’apanage unique des oeuvres des grands maîtres. Rencontre.

Propos recueillis par Philippe Dova

Trait d’Union : Michel Troisgros ce n’est pas courant de vous voir à Hong-Kong ?

Michel Troisgros : C’est la deuxième fois que je viens, la première j’avais 26 ans et j’accompagnais mon père au Mandarin Oriental ! Me voilà de retour…

Contrairement à Tokyo où je me rends régulièrement dans mon restaurant, nous avons une présence discrète à Hong-Kong…Pourtant la plupart des clients chinois de notre restaurant de Ouches près de Roanne sont originaires de Hong-Kong !

Et visiblement à l’issue de chaque dîner, les convives sont sortis conquis et émus par votre menu…

Je suis très heureux d’être ici et je comprends mieux l’affinité entre les Hongkongais et le bien vivre, la joie de vivre et en particulier la table. Ils sont très joviaux, très conviviaux, festifs !

Hong-Kong, comme New York accueille sans cesse. Ici il y a une grande demande parce que le public est sensible à ça, donc des chefs du monde entier se croisent ici, Christian Le Squer, le chef du Cinq et des restaurants du Four Seasons Georges V à Paris, qui était là pour un grand événement, est passé en coup de vent le premier soir nous faire un petit coucou ! C’est amusant car entre chefs nous nous voyons plus souvent à l’étranger qu’en France car chez nous chacun travaille dans son établissement !

Pourquoi avoir choisi Épure pour ces trois dîners d’exception ?

C’est une histoire de confiance et de fidélité derrière ce choix. Tout d’abord Nicolas Boutin est toujours resté fidèle à notre maison dans laquelle il a travaillé  entre 1992 et 1994 et nous sommes toujours restés en relation depuis. Nicolas a toujours gardé le contact et c’est assez rare pour pouvoir être signalé. Il y a ce lien que nous avons préservé, il y cette confiance, il y a aussi la connaissance des propriétaires, Michèle et Chris qui sont des clients qui viennent très souvent à Roanne et que j’apprécie beaucoup. C’est leur bébé Épure !

Qu’aviez-vous  apporté dans vos bagages pour régaler les Hongkongais ?

Pas grand chose à part quelques assaisonnements secrets que je ne dévoilerai pas parce qu’ils sont secrets (rires) …

Combien de temps de préparation a nécessité un tel événement ?

Ce sont des mois de préparation ! Notre projet a émergé il y a un an. 

Mon fils Léo est venu en août 2018, les échanges ont ensuite commencé, après ils se sont accélérés sur le choix des produits, leur disponibilité selon la saison tout ça c’est un travail de complicité, de compréhension…

Si ces événements que nous faisons mes fils et moi à l’étranger se passaient aussi bien qu’ici, c’est à dire si le chef qui nous accueille comprenait et était aussi fidèle à notre exigence que l’est Nicolas ce serait du bonheur tout le temps !

Et entre la préparation et la réalisation ?

C’est comme pour un concert, il y a  tout ce que l’on ne voit pas, le client s’assoit mais il y a du boulot avant, il y a de la répétition, de l’échange.

Il y a les jours qui précèdent et le jour même : arriver dans un lieu  préparé mais inconnu pour nous. Nous devons faire connaissance avec les membres de la brigade, installer, et c’est très psychologique, un climat de respect, de confiance, ne pas être autoritaire mais quand même diriger les choses pour être en parfaite osmose avec les personne qui vont collaborer tant dans la cuisine que dans la salle, nous ne pouvons rien faire sans elles. Il faut préparer à J-1, à J-2 tous les détails, se voir, échanger, mettre au point… À l’issue du jour J, il nous faut débriefer, voir ce que nous devons faire pour être encore meilleurs, même si les clients nous ont félicité, nous savons que nous pouvons mieux faire la fois suivante. 

C’est une quête de l’excellence en fait ! C’est un peu comme les temps en formule 1 : même en connaissant bien mon automobile, mon métier et même en ayant le circuit en tête, à chaque tour je peux faire mieux ! 

En revanche, pour le menu il n’y a pas de chrono c’est la différence avec la cuisine, et puis ce n’est pas aussi périlleux que la Formule 1 la cuisine !

Vous êtes venu avec votre fils Léo, votre fils César est chef de cuisine de votre restaurant de Ouches, votre nom est aussi légendaire que Bocuse, ce n’est pas trop lourd et contraignant au quotidien pour de jeunes cuisiniers ?

La différence avec Bocuse, c’est que nous sommes une grande dynastie de cuisiniers et l’avenir s’ouvre à nous ! C’est vrai que ce n’est pas léger à porter comme nom, César et Léo, ils sont la quatrième génération, savent comment se situer dans l’histoire et  je n’ai pas l’impression qu’ils soient tétanisés par l’enjeu. Ils en sont conscients et l’un comme l’autre ils le regardent en face, apprennent la vie de cuisinier, la vie de restaurateur et en même temps la vie publique parce qu’elle va de pair.

J’ai l’impression qu’ils le gèrent très bien, je suis encore présent mais il va bien falloir que je laisse un peu d’espace à mes enfants pour qu’ils puissent s’épanouir, écrire leur propre cuisine comme l’avait fait mon père avec moi !

Il y a une complicité entre votre père et ses petits-fils ?

Oui mais elle est câline comme on peut l’être dans un milieu familial avec beaucoup d’attention, elle n’est pas professionnelle… Mes enfants ont beaucoup d’admiration pour mon papa qui a 90 ans et est en pleine forme et en retour mon papa a beaucoup de fascination pour ses petits enfants…

Lorsque vos fils vous ont dit qu’ils voulaient être cuisinier, qu’avez vous ressenti ?

Ma réponse immédiate fut de dire « tu es sûr que tu ne fais pas ça pour me faire plaisir ? » mais derrière, en filigrane il y a eu beaucoup de fierté bien entendu…

Vous parlez souvent de cuisine joyeuse, c’est l’ADN de la famille Troisgros ?

Mon père est joyeux et optimiste encore à son âge. Je pense que ça vient de là, c’est comme pour un artiste : un artiste qui n’a pas le moral il produit des œuvres de qualité mais qui donnent le bourdon ! Hier soir une cliente m’a dit « oh on a l’impression que vous cuisinez en souriant lorsque l’on voit vos assiettes »  c’est exactement ça !

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Le menu Troisgros à Epure raconté par Michel Troisgros

Entre nos mains : « En apéritif, des petites choses délicieuses et originales à manger avec les doigts ! »

 

Les Huitres qui montent au nez : « des huitres fraiches avec une gelée à l’estragon et au cresson et de la moutarde… C’est piquant mais ce n’est pas un piquant de piment ni de wasabi, ni de raifort, c’est un piquant bourguignon et au moment où l’on saisit l’huître dans la bouche, immédiatement  la moutarde monte au nez… ».

 

Le blanc du lait, le noir de la truffe : « un plat très graphique qui associe ma fascination pour le lait avec une peau de lait très très fine évidemment avec la magie et la rareté de la truffe noire. C’est blanc et noir, c’est austère, puissant et confortable. Sous l’œil du client le maître d’hôtel vient lacérer, c’est à dire couper le lait et crée ainsi une émotion à la manière du grand artiste italien Lucio Fontana qui lacérait ses toiles… J’ai une passion pour l’art et l’art contemporain.. C’est un plat hommage à Lucio Fontana ».

 

L’ange qui passe : « c’est un plat de coquilles saint jacques et de caviar Beluga avec des champignons de Paris et de la bonite.  L’ange qui passe est un silence, une émotion que j’ai observée un jour auprès de clients auxquels j’avais servi ce plat et qui ne s’étaient même par rendu compte que j’étais à table à côté d’eux pour avoir leur avis… lorsque je suis revenu en cuisine j’ai dit à l’un de mes sous chef qu’un ange passait lorsque j’étais à la table c’est ainsi que j’ai trouvé le nom du plat ! »

 

Frisella d’écrevisses : « c’est le pain humidifié avec un jus de crustacés et de vinaigre, une goutte de rhum pour le voyage… Elle est indispensable à la fois dans le pain et à la fois dans le jus d’extraction des carapaces. Les écrevisses sont des Yabby d’Australie, c’est Nicolas qui me les a fait connaître, elles sont d’une incroyable  qualité. Les écrevisses sont pochées, décortiquées, une petite tranche de lard magnifique demi-sel français d’Auvergne que j’ai apporté dans mes bagages, des petites chanterelles grises poêlées, un zeste de citron et d’une bouchée, comme ça, l’ensemble en bouche c’est super bon… »

Pièce de bœuf au Fleurie  et à la moelle : « je sais les hongkongais amateurs de grands vins et j’ai voulu  un plat de plus grande tradition, un peu plus classique pour l’accord avec le vin rouge. Ce plat est un héritage de mon père et de mon oncle qui date de 1958, je n’ai rien changé  a la recette… C’est une sauce absolument délicieuse aux échalotes et au Fleurie, un grand cru du Beaujolais parce que le cépage gamay est ce qu’il y a de meilleur pour une réduction. On réduit on réduit très lentement pendant vingt quatre heures, à la fin on en prélève une partie pour monter au beurre, petite goutte de jus de citron parce que ma cuisine est toujours acide, elle n’est jamais molle, jamais banale, jamais triste … Ca aussi c’est un héritage, du goût de mon père, de ma mère italienne, de mon grand-père… La pièce de bœuf charolaise splendide est poêlée en aller/ retour, une rondelle de moelle pochée dessus, une échalote  longuement confite dans un four doux et voilà, le tour est joué… 

Les desserts sont l’œuvre de Michele Abbatelarco, notre chef pâtissier à Tokyo, c’est un orfèvre en pâtisserie ! »

Manger avec les yeux et la blanche neige : « parce que l’on crée sous l’œil du client une neige qui est un granité à la pomme râpée et qui donne l’effet d’une neige fraîche… »