Les îles Kerkennah – Une platitude à fleur d’eau
La plupart des îles méditerranéennes sont des destinations connues du public ou prisée des vacanciers. Mais certaines le sont beaucoup moins et pas seulement à cause de leur petite taille. Elles sont restées méconnues parce qu’elles ont été à l’écart du tourisme de masse. Telles sont les îles Kerkennah qui s’égrènent langoureusement au fin fond du golfe de Gabès, au sud de la Tunisie.
Par Christian Sorand
Il s’agit d’un petit archipel composé d’un chapelet de quatorze îles, inhabitables il est vrai, pour la plupart. Deux grandes îles sont pourtant largement peuplées. Elles s’étirent tout en longueur, d’ouest en est, reliées par une digue d’origine romaine ! Ces îles atypiques ont la particularité d’être d’une platitude déconcertante. Les quelques sites un tant soit peu élevés n’ont guère plus d’une dizaine de mètres de haut ! Comment se fait-il alors qu’un tel archipel ne soit pas menacé par les tempêtes ou la montée des eaux ? Fort heureusement, le plateau sous-marin de cette partie du golfe de Gabès est particulièrement haut. De ce fait, le niveau de la mer est très peu profond ici. On peut s’éloigner du rivage en n’ayant de l’eau que jusqu’à la ceinture ! C’est d’ailleurs pourquoi on voit un grand nombre de petites plateformes de pompage de gaz naturel à proximité de la côte. Le continent africain se situe à moins de 20km. La probabilité d’une éventuelle montée des eaux reste tout de même une menace. Les autorités s’emploient à renforcer la bordure côtière des deux îles habitées pour pallier la lente érosion marine. Les études faites dans ce domaine confirment que l’érosion est avérée.
Ce récit se propose donc de partir à la découverte de ces îles atypiques. Hommes et animaux ont ici le regard tourné vers le grand large, au gré du soleil et du vent.
De l’Antiquité à aujourd’hui.
Ce petit archipel aurait pu rester à l’écart de l’Histoire. En réalité, il n’en est rien ! Les îles Kerkennah ont bénéficié de la visite de plusieurs hommes célèbres; certains y ont même séjourné assez longtemps.
L’histoire de l’Afrique du Nord est étroitement liée aux Phéniciens, intrépides navigateurs, explorateurs hors-normes des côtes méditerranéennes. Ils venaient déjà chercher ici le murex, dont on extrait la pourpre. Le commerce des éponges a ensuite été l’apanage de pêcheurs grecs ou italiens.
Le premier personnage connu de l’Histoire à avoir séjourné dans l’archipel a été Hannibal Barca. En 195 av. J.-C., après la défaite de Zama, désavoué par Carthage, il s’exile dans les îles pendant quelques années, avant de partir définitivement pour la Phénicie.
En 46 av. J.-C., Jules César y fait une halte, avant de partir en campagne contre Pompée. Cet archipel n’a donc pas échappé à la conquête romaine de l’Afrique du Nord. Les Romains l’appelaient alors les “îles Cercina”. C’est d’ailleurs pourquoi la grande île conserve des vestiges et des voies romaines.
En 1807, l’écrivain Chateaubriand[1] (1768-1848) passe plusieurs jours au large de l’archipel.
Au XXe siècle, pendant la lutte pour l’Indépendance, le leader nationaliste, Habib Bourguiba (1903-2000) vient se réfugier sur la côte nord de l’île Chergui pour échapper à l’armée française. Cet endroit rustique et déconcertant existe toujours. Le premier homme d’État tunisien, si bien dissimulé qu’il a pu rester longtemps à l’écart, a mené ici une vie spartiate. Or si Bourguiba était originaire de Monastir, Farhat Hached (1914-1952), syndicaliste et autre chef de file du mouvement indépendantiste, est quant à lui un natif de Kerkennah. Fondateur de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), il fut assassiné en 1952 à Radès. Sa tombe se trouve maintenant sur l’île Chergui.
Deux îles abritent la population kerkénienne (env. 15,500 habitants) : l’île Garbi, que l’on atteint au départ de Sfax par le ferry et la grande île Chergui. Toutes deux sont reliées par une chaussée longue de 600m, construite à l’origine par les Romains.
Paysages et lieux.
L’archipel reçoit moins de 200 mm de précipitations par an. Le paysage est donc quasi-aride. Le littoral est rocheux à l’exception de quelques petites plages de sable sur la côte méridionale. Le peuplement est assez important. On compte une quinzaine de villages. Remla, la ville principale, est située au centre de l’île Chergui.
Entre l’embarcadère de Sidi Youssef, sur l’île Garbi, à l’ouest, et le port de Kraten, à l’extrémité de l’île Chergui, à l’est, la distance est de 45km.
Le paysage se compose de quelques palmeraies clairsemées mais aussi d’une grande lagune, assimilée ici à une sebkha, dont une partie sert de saline.
Sur l’une des rares éminences de la côte nord de l’île Chergui, on trouve le Borj Hassar, fortifié par les Ottomans au XVIIIe siècle. Cet endroit correspond à un vieux site romain. On y voit d’anciennes citernes et des cuves de salaison. La colonie romaine d’alors se trouve dorénavant sous le niveau de la mer. Ce qui implique que le niveau des eaux s’est déjà élevé. En marchant autour du fort, on découvre l’existence de mosaïques romaines. Pour cela, il suffit simplement de frotter un peu la terre, du pied !
Les marabouts sont les monuments les plus nombreux. Leur blancheur ponctue la platitude du paysage. On en dénombre vingt-cinq au total. L’isolement et la quiétude des lieux justifient peut-être l’inspiration propice qui a touché autant d’hommes saints !
L’agriculture repose sur des cultures essentiellement vivrières. La production principale est l’orge. On trouve aussi des oliviers; des figuiers et quelques vignes. Le vin de palme est une autre production locale.
Mais l’activité principale est sans conteste la pêche qui fournit l’essentiel de l’alimentation du Kerkénnien. Le poulpe est une spécificité de la cuisine locale. On sait que le couscous au poisson est une spécialité tunisienne, or celle de Kerkennah est le couscous au poulpe.
Felouques et vie marine.
L’archipel de Kerkennah compte environ deux mille embarcations, principalement destinées à la pêche.
Une des curiosités locales est la pêche effectuée à l’aide de pièges fixes, des nasses appelées ici les“charfias”. Les hauts-fonds justifient la popularité de cette méthode.
Toutefois, les felouques sont une autre caractéristique locale. On ne se lasse jamais de voir évoluer ces petites embarcations colorées ! Elles semblent désormais faire partie du paysage. La plupart d’entre elles sont encore sans moteur et glissent au gré du vent sur une mer que les hauts-fonds rendent aussi lisse que la surface d’un lac. Hormis l’emblématique poulpe, mulets et daurades sont parmi les espèces courantes pêchées ici. La pêche des éponges reste marginale. Mais les eaux abritent aussi des colonies de tortues marine, l’espèce Caretta, une espèce malheureusement menacée pour sa chair et sa carapace…
L’archipel des Kerkennah sert de refuge à plusieurs espèces d’oiseaux endémiques : le courvite, qui comme son nom l’indique, est un coureur rapide grâce à ses longues pattes; la pie-grièche, ou encore le guêpier et le faucon.
L’archipel vit aussi au rythme des oiseaux migrateurs comme la perdrix, le passereau, la fauvette ou l’étourneaux. Les îles sont devenues la zone d’hivernage de plusieurs espèces : le grand cormoran, la spatule blanche, les goéland, la sterne, ou encore le flamant des Caraïbes.
L’infrastructure hôtelière existe mais reste limitée. Une petite zone touristique se trouve à Sidi Fredj sur la côte nord de l’île Chergui. Plusieurs maisons d’hôtes ont également vu le jour. L’été les îles reçoivent une forte densité de vacanciers tunisiens du continent qui viennent rendre visite à leurs familles.
Quoi qu’il en soit, les traits positifs de l’archipel résident dans son calme, son isolement et sa lumière qui baigne l’atmosphère en toutes saisons. La mer et la pureté de l’air sont le théâtre quotidien de magnifiques levers ou couchers de soleil.
[1] Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre XVIII, Ch.2.