« Les Amis du Placard » : Conversation avec l’auteur
Acteur, metteur en scène, scénariste, nominé au Molière du meilleur auteur en 2000, Gabor Rassov a accepté de répondre à nos questions sur le théâtre et le métier d’acteur. Avec une grande simplicité et beaucoup d’humour, il s’est également expliqué sur sa pièce Les Amis du Placard que les élèves des ateliers de théâtre de Chorus présenteront en mai prochain.
Propos recueillis par Marion Demeneix (avec Frédéric Lainé)
LES AMIS DU PLACARD
une pièce de Gabor Rassov.
L’histoire : Profitant d’une vente promotionnelle dans une grande surface de la région parisienne, Jacques et Odile s’achètent un couple d’amis. Ils les gardent dans un placard et les sortent régulièrement dans l’espoir de passer de bonnes soirées. Jour après jour, ils se montrent de plus en plus exigeants avec ces amis qu’ils ont tout de même payé assez cher. Et de l’exigence à l’abus, il n’y a qu’un pas…
Adaptation, direction d’acteurs et mise en scène : Marion Demeneix
Avec la troupe des élèves de Chorus : Les Marionnettes
9 et 10 mai 2024 à 20h
Youth Square – Y Studio
Billets
Trait d’union : De quoi parlent les Amis du Placard ?
Gabor Rassov : Du pouvoir et par conséquent, de l’abus de pouvoir. Notre société se trouve écrasée par le pouvoir. Ce n’est pas assez remis en question. Le pouvoir m’inquiète car il est toujours débordant. Pour moi, il représente une responsabilité : plus vous en avez, plus vous devez être au service des autres. En réalité, c’est souvent le contraire qui arrive. Le fait que mes personnages, Jacques et Odile, aient du pouvoir sur Guy et Juliette implique que leur relation va mal tourner. Le pouvoir exercé comme ils l’exercent amène fatalement à l’abus.Vargas LIoza explique, dans un très beau livre, que les esclavagistes ont obligatoirement des comportements abominables conduisant à l’inhumanité et l’aggravant.
Les Amis du Placard parle aussi de notre monstruosité, un sujet récurrent dans mon travail. Tous les défauts sont en nous. Il faut se questionner sur nos travers pour ne pas leur laisser trop de place. Restons vigilants !
Néron, Richard III, Les Amis du Placard : Pourquoi écrivez-vous sur des monstres ?
Écrire sur des caractères exceptionnels nous éclairent sur nous-mêmes. On a tous un petit Néron ou un petit Jacques en nous. Heureusement, grâce à l’éducation ou aux gens qui nous entourent, la plupart d’entre-nous ne les laisse pas se développer. Mais cette capacité à être abominable est en nous. Elle fait peur. Elle nous interroge sur notre habilité à accepter l’inacceptable tout en se sentant légitime, exactement comme dans le film La Zone d’Intérêt que j’ai vu dernièrement : vivre à côté de l’horreur et se dire que l’on n’a jamais été aussi heureux, comment est-ce possible ?
Comment l’idée des Amis du placard vous est-elle venue ?
L’idée que l’on puisse acheter des amis me trottait dans la tête depuis quelques années. Je voulais interroger la société de consommation, bien sûr, mais aussi le rapport amical. Je me demandais notamment comment les gens de pouvoir vivaient les relations amicales. J’ai commencé à m’interroger lors de l’écriture de ma pièce NéronJe me suis demandé comment se comportaient les gens avec vous quand vous aviez du pouvoir ? En fait, il me semble qu’avoir du pouvoir est une façon de se couper du monde car plus personne n’est normal avec vous. Le fait que je travaille dans le spectacle, souvent pour le cinéma, avec des gens célèbres, a renforcé cette interrogation.
Dans Les Amis du Placard, y a-t-il une violence plus légitime que l’autre ?
On ne peut pas répondre radicalement à cette question. Je déteste la violence. Mais il y a tellement de situations dans lesquelles on peut être amené à être violent ! Ce que raconte Les Amis du Placard, c’est plutôt que la violence est contagieuse. Je ne pense pas que ça la rende légitime. Mais il est indéniable que la violence engendre la violence.
Pour en parler, vous choisissez souvent le genre de la comédie.
J’ai toujours procédé ainsi. L’humour, pour moi, est très important. C’est une façon de dédramatiser et de prendre du recul. Je suis un amateur d’humour noir. Mes personnages sont excessifs parce que ça reste du spectacle et que j’écris aussi pour faire plaisir aux gens. J’adore que les gens rient même si j’essaie de dire quelque chose de grave. Mon écriture, dans Les Amis du Placard, est un peu caricaturale. Toutefois, c’est une caricature qui amène à une forme sensible. L’acteur doit pouvoir trouver le Jacques, le monstre, en lui. Quand j’écris, je m’identifie à tous les personnages. Je sais donc qu’ils peuvent exister. J’en ris mais l’inquiétude reste profonde car le danger est réel.
Est-ce que les dialogues et les réflexions proviennent de votre vécu ?
Évidemment. Je suis très à l’affût de ce que les gens disent. J’écoute beaucoup les dialogues parce que c’est très particulier d’écrire des dialogues pour le théâtre. C’est une langue particulière. Alors, je tends toujours l’oreille au café et dans le bus. Écrire et jouer sont des actes qui demandent d’être curieux et de se nourrir des autres. En revanche, je ne suis pas un Trigorine, je ne note pas tout ce qu’ils disent précisément.
Quand vous commencez l’écriture d’une pièce, avez-vous en tête la fin ?
Je crée le début, puis les personnages évoluent vers une certaine autonomie. Que l’on écrive ou que l’on joue, il ne faut pas essayer de maîtriser les choses. Évidemment, pour Les Amis du Placard, la fin est inéluctable. L’abus de pouvoir amène à l’extrême, au pire, notamment à l’abus sexuel. Par ailleurs, je me suis aussi posé la question de la révolte des « amis achetés », Guy et Juliette. Vont-ils se révolter ? Le peuvent-ils ? Dans quelle mesure sont-ils déterminés par leur situation ? Mais au théâtre, même si j’ai toujours une idée de ce qui peut advenir, j’aime laisser ouvert pour que quelque chose d’inattendu me surprenne. L’écriture est un mélange d’observations et de pensées. Il y a un moment où ça vous échappe. Et c’est ce qu’il y a de mieux.
Vous laissez donc vos personnages vous surprendre ?
Oui, tout à fait. Comme je suis aussi acteur, quand j’écris, je joue tous les personnages. Ils grandissent en moi jusqu’au moment où ils me dirigent. Et c’est pour le mieux car tant que vous êtes dans le contrôle, vous réduisez les possibilités. Quand vous vous laissez aller à l’inspiration, il y a une chance que le projet grandisse.
Avez-vous mis longtemps à élaborer le contexte sociétal dans lequel la vente d’amis pourrait être possible ?
Je pense qu’au théâtre, les personnages détiennent la clé du monde dans lequel ils sont. Les dialogues expliquent tout. Les personnages des Amis du Placard évoluent dans notre univers. J’ai juste poussé un peu plus loin la logique consumériste. Mais l’achat d’amis, on y est déjà. On a l’impression que c’est une vue de l’esprit, mais en réalité, dans notre monde, tout s’achète. L’économie, c’est tout. Je n’ai pas eu besoin d’inventer un monde. Ce n’est pas de la science-fiction. C’est notre réalité un tout petit peu exagérée. Je me suis seulement demandé comment je pouvais donner un cadre humain à ce qui ne l’est pas. En effet, plus on est inhumain, plus on fait semblant d’être humain. D’où l’existence d’un contrat de vente ! Mais, franchement, quand vous êtes enfermés chez des gens dont vous êtes devenus les objets, à quoi peut bien servir un contrat ? Comment peut-il vous protéger ?
Vous arrive-t-il d’être surpris en voyant vos personnages incarnés sur scène ?
Évidemment. Le jeu est la continuité sensible d’une écriture. Une pièce doit pouvoir donner la possibilité aux acteurs d’y mettre d’eux-mêmes. Pour moi, c’est essentiel. L’écriture d’une pièce est une écriture non finie. Les acteurs, par leur physique, par leur sensibilité, la prolongent. Les interprètes complètent l’écriture qui reste en suspens tant qu’elle n’est pas incarnée. Les spectateurs eux-mêmes, par la manière dont ils reçoivent la pièce, continuent de l’écrire. Une pièce qui demanderait à être interprétée sur un ton précis serait une pièce trop étroite.
Écrivez-vous en pensant aux réactions du public ?
Quand j’écris une comédie j’espère toujours que les gens rient. Mais j’ai tout le temps été surpris. Certaines répliques que je trouve géniales laissent les spectateurs de marbre tandis que d’autres que je trouve moins amusantes les font plier de rire. Là encore, il faut accepter que les choses nous échappent. L’humour noir, par exemple, certains adorent, d’autres sont scandalisés. Bien sûr, je préfère que tout le monde adore mon humour et me trouve génial, mais je comprends qu’il puisse heurter d’autres sensibilités que la mienne. C’est la preuve que nous sommes différents. Essayer de contrôler le public serait un peu l’œuvre de Jacques.J’espère ne pas être tout à fait Jacques. Je partage avec le public ma vision du monde sans vouloir le manipuler.
Que pensez-vous des metteurs en scène qui altèrent votre texte ou des acteurs et actrices qui font prendre à la pièce une direction que vous n’aviez pas envisagée ?
il m’arrive de jouer dans mes pièces, ou d’assister aux répétitions. Jamais je ne dis : « non, ce n’était pas écrit comme ça ». J’aime être surpris par la façon dont les interprètes, ou le metteur en scène, traitent mon texte et ce, même s’ils vont à l’encontre de ce que je pense. De toute façon, la vérité s’impose sur le plateau.
Et puis, j’aime faire confiance. Le théâtre, comme le cinéma sont des arts collectifs.
Nous avons besoin les uns des autres pour arriver à un résultat. Ce qu’on a créé ensemble n’appartient à personne, sinon à la collectivité. Je n’ai aucune position dogmatique. D’ailleurs, quand on me demande l’autorisation de jouer une de mes pièces, je la donne toujours car je considère qu’elle ne m’appartient plus.
Quels écrivains vous ont inspiré ?
La Cantatrice Chauve de Ionesco m’a fait un choc quand j’étais en sixième. La façon dont l’auteur présentait le monde et ce qu’il en dit génialement : « Ce ne sont pas mes pièces qui sont absurdes, c’est le monde dont elles parlent. », je l’ai compris instinctivement avant de le comprendre intellectuellement. Ionesco est un dramaturge qui a ouvert la voie à un nouveau rapport au théâtre, à un nouveau rapport à l’humour. Il y a eu aussi Gotlieb, un auteur de bande dessinée dont l’humour me parlait. Tout comme celui du dramaturge juif Ukrainien, Sholem Aleichem qui raconte des trucs horribles de manière hilarante. Quand on le critiquait, il répondait : « Quoi ? Déjà, la vie est abominable. Et en plus, vous voulez m’empêcher de rire ? » Le premier et le second degré peuvent évoluer main dans la main. On peut parler de quelque chose de grave sincèrement, et en rigoler. Pour moi, c’est une clé de compréhension du monde. Ces artistes m’ont aidé à construire ma façon de penser.
Quelle définition donneriez-vous d’un bon acteur ou d’une bonne actrice ?
Quand on joue, il est important de chercher un rapport à l’intériorité. Plus on ancre les choses en soi, plus on les comprend avec le cœur, avec le ventre, plus on a une chance de donner quelque chose. Si on veut aller trop vite, mettre un masque et grimacer, alors, généralement, on se fatigue. Si on a fait un travail superficiel, on souffre énormément. Au contraire, si le travail a été profond, si on a trouvé des racines en soi, c’est plus facile. Cette recherche d’un rapport avec soi-même, cette tentative de donner de soi-même, de s’investir avec sa personnalité dans le rôle, je trouve que c’est le cadeau que peut faire un acteur à la pièce et au public. Être acteur, c’est aussi aimer être avec les autres. On ne joue pas tout seul. On ne crée pas un personnage tout seul. On le crée aussi dans ce qu’il provoque chez les autres personnages. Jacques, par exemple, est un personnage qui a envie de voir ce que ses paroles provoquent chez l’autre. La réaction de l’autre alimente sa parole. Récemment, j’ai vu un Tramway nommé Désir au théâtre. La plus belle scène de la pièce est lorsque l’acteur Lionel Abelanski, écoute Blanche. On sait que c’est un acteur, on sait que c’est un texte, que c’est dans un théâtre, mais son écoute est telle, que l’on croit à son sentiment et par conséquent à la parole de l’autre. Par sa présence et la façon dont il investit la scène, on oublie tous les artifices pour croire qu’il est une vraie personne. C’est de l’alchimie, c’est magique, c’est comme transformer du plomb en or, du faux en vrai, Moi, c’est ça que j’adore au théâtre. Ce truc incroyable lié à la sincérité de l’écoute. Au contraire, Il suffit qu’un comédien écoute mal son partenaire, pour que vous, spectateur, vous n’y croyiez pas. Vous verrez seulement deux comédiens dont un n’en a plus rien à foutre. C’est périlleux d’être acteur. Et même s’il n’y a pas vraiment de règles pour devenir bon, on sait qu’il faut toujours essayer dans ce sens-là pour que, de temps en temps, la magie opère.
Pour vous, faire du théâtre, qu’est-ce que c’est ?
C’est l’aventure d’une vie. C’est être ensemble, avec une troupe. Je ne travaille qu’avec des amis. C’est une chance merveilleuse d’être avec des gens que j’aime. Bien sûr, j’ai rencontré des difficultés. J’ai connu l’échec. La magie n’a pas toujours eu lieu. Il faut l’accepter. Ça fait partie du processus de recherche. La magie ne peut être automatique. À chaque fois, il faut tout remettre à zéro, réessayer à fond. C’est chouette parce qu’on se sent vivre. Il y a une vraie intensité. Moi, ça fait 40 ans que je fais ça et j’ai le même désir, le même espoir à chaque fois. J’oublie ce qui a été fait avant et je me dis que c’est la première fois. Est-ce que ça va le faire ? Est-ce qu’on va réussir ? C’est une aventure. Le collectif, c’est génial. Réussir quelque chose ensemble, c’est génial. Pour moi, la troupe c’est le rêve. Puis, il y a l’enfance. Le théâtre, c’est l’enfance. J’ai cinq ans dans ma tête. On joue, on invente. C’est très enfantin. On y croit. On croit qu’on est Jacques, qu’on est Odile. Le public y croit. C’est assez fou. L’imaginaire est une capacité humaine merveilleuse.
Vous êtes acteur, dramaturge, metteur en scène, réalisateur et scénariste, quelle discipline préférez-vous ?
L’écriture ! J’écris tout le temps. Même si j’aime aussi être sur le plateau et jouer avec les autres. C’est quand même un endroit particulier, un théâtre. On comprend des choses en étant sur le plateau. Ça m’arrive aussi d’être metteur en scène. Pour diriger les autres, il est utile d’avoir joué parce qu’on sait ce que représente le fait d’entendre et d’accepter des remarques sur votre jeu. Mais, j’aime écrire !
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A propos de l’auteur
Gabor Rassov travaille avec une troupe, Les 26 000 couverts, qui vient de jouer pendant un mois une comédie musicale, Chamonix, au Théâtre du Rond-Point. Il co-écrit actuellement un scénario avec Samuel Benchetrit et un autre avec Romane Bohringer dont le tournage commencera le mois prochain.Malgré cette actualité chargée, Gabor nous a gentiment consacré du temps pour partager sa vision du théâtre et de son métier.Tout Chorus et en particulier Frederic Laine et Marion Demeneix l’en remercient très chaleureusement.