Chronique

L’éléphant, le cheval et le chariot

Au sens général on ne les aime pas, même s’il est désormais d’usage de dire qu’ils sont de fantastiques occasions d’apprentissage. Ils sont aussi un sport (dont l’entrée aux JO est discutée depuis 2008), un jeu, le noble jeu – car la chance n’y a pas sa place.

Par Stéphanie Delacroix

Si vous entendez « défense » et que vous ne pensez pas système immunitaire, armée, football ni quartier d’affaire en banlieue parisienne (si si 92 c’est en banlieue) mais plutôt sicilienne, française, Caro Kann, scandinave, Nimzo, ou Alekhine alors vous avez un coup d’avance et déjà deviné de quoi il s’agit : d’échecs.

L’origine du jeu originel est aussi lointaine et obscure que la Tour h8 pour le pion a2. Tout le monde s’accordant sur le fait que les échecs persans (chatrang), indiens (chaturanga), arabes (shatranj), mongols (shatar), européens, birmans (sit-tu-yin), thaïs ou cambodgiens (makruk), malais (catur), chinois ou vietnamiens (xiangqi), coréens (Janggi), japonais (shogi), et d’autres ont un très probablement un ancêtre commun.

Même si vous ne jouez pas, vous connaissez peut-être la légende – ou le problème – de Sissa qui demanda pour rire ou pour tester le roi (qui voulait le remercier d’avoir créé ce jeu si distrayant) de lui donner 1 grain de riz sur la première case de l’échiquier et le double du nombre de grains sur la case suivante et ainsi de suite, ce qui aboutit à l’hallucinante quantité de 18 446 744 073 709 551 615 grains de riz. Considérant qu’il faut 261 000 de riz grains pour 10 kg, cela fait quand même 706 771 803 590,400 tonnes. Voilà 706.8 milliards de tonnes. Ce qui suffit, à la louche, pour recouvrir la surface de la France d’une couche d’1 mètre de grains de riz crus. Une addition un peu salée façon mauvaise paëlla ou risotto industriel pour le roi gentil mais mauvais en maths, bien plus salée que pour se procurer le fameux (fameux pour être l’échiquier le plus cher du monde) « Jewel Royale Chess Set » estimé à 9.8 millions de dollars…pour le « set » hein, c’est-à-dire le plateau ET les pièces, bah oui quand même.

Échiquier en anglais se dit « chessboard » « chess » (échecs) et « board » (planche, tableau, plateau), et « chess » pour les échecs (le jeu hein, parce que sinon c’est failures, failings etc.) Probablement du persan « šāh » : roi et « aš-šāh māta » : le roi est mort ayant donné phonétiquement naissance à check : échec et checkmate : échec et mat.

« Chessboard » donc et pas « exchequer ». Le titre de chancelier de l’échiquier (le ministre des Finances Anglais) est donc bien plus divertissant en français qu’en anglais (je ne les ai jamais rencontrés mais je pense que c’est aussi le cas pour Bruno Lemaire et Nadhim Zahawi).
« Exchequer » vient d’ailleurs du français « échiquier », qui désigne aussi un tapis quadrillé utilisé au 13e siècle pour faire les comptes et établir les budgets seigneuriaux ou royaux, qui par extension désigna ensuite le trésor en lui-même avant de s’angliciser.

Le roi et les pions restent king et pawns mais on s’arrête là puisqu’au Royaume Uni, la dame devient reine (queen) – pas étonnant me direz-vous – le fou est promu évêque (bishop) ce qui explique bien des choses, le cavalier est anobli (knight : chevalier) et la tour démontée en chariot fortifié (rook du persan), elle qui un temps connut la vie de château (castle). De façon assez cocasse, les pas de danse de la tour et du roi en fond de court sont le petit et le grand roque en français alors qu’en anglais il s’agit de castling, et à l’origine l’évêque fou était un éléphant et la reine un ministre ou un vizir du roi, avec un bon potentiel de conte pour enfants.

En Indonésie l’éléphant (gajah) et le ministre vizir (menteri) sont restés ainsi que le cheval (et non le cavalier) …Le nom du jeu y est d’ailleurs catur : prononcez chat_tour, même si en voit pas la queue d’un aux côtés de l’éléphant et du cheval et que la tour est un bentang : château. Catur est l’abréviation du nom du jeu d’échecs indien chaturanga (6em siècle), où 4 armées (oui oui 4) combattent pour prendre les rois ennemis.

Vous pouvez y jouer sur chess.com, comme à la version explosive du jeu d’échec (circa 2000) Atomic Chess où la prise d’une pièce cause une explosion anéantissant toutes pièces (sauf les pions) se trouvant sur les cases adjacentes à la pièce capturée.

Ah oui et pour les pions bah on n’avait pas d’idée alors on a mis le mot français !

En chinois, la reine est bien là 后 (hòu) bataillant pour défendre son cher et peu mobile roi 王 (wáng) avec chevaux (sauvages puisque sans cavaliers) 馬 (mǎ), éléphants pas fous ni religieux 象 (xiàng) et chariots 車 (jū) derrière une première ligne des soldats 兵 (bīng) dans un jeu d’échecs (象棋 xiàngqí) internationaux (國際guójì) : 國際象棋 guójì xiàngqí à la recherche de la mort préparée du roi adverse quand il est 將(prêt)死(à mourir) : jiāng sǐ : échec et mat.

Si tout ça vous a surpris.e, comme je le suis à chaque fois que mes tours disparaissent anéanties par un fou – à n’en pas douter jusque-là invisible – à l’autre bout de l’échiquier, ou appâté.e à l’instar de ma dame bien trop impulsive, lancez-vous !

On gagne toujours quelque chose à jouer…ne serait-ce que de mieux comprendre des petits bijoux comme «La diagonale du fou » (1984 avec Michel Piccoli), ou l’étrange et médiéval « Septième sceau » (d’Ingmar Bergman en 1957 avec Max Von Sydow), « Le joueur d’échec » (Stefan Sweig 1943) et le plus récent « Jeu de la Dame » (Queen Gambit sur Netflix)…

Si les échecs sont partout et depuis si longtemps, de Star Trek à Harry Potter, en passant par les Simpsons et Blade Runner, c’est bien qu’il y a une raison !