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Finance durable ou « Sustainability » : le modèle économique du futur

Le 18 septembre dernier, s’est tenue, à Singapour, la quatrième édition du BNP Paribas Sustainability Future Forum. Avec 21 pays représentés, 680 participants et 44 intervenants, ce forum avait pour but d’échanger et de trouver des solutions financières à la crise climatique. A cette occasion, Trait d’Union s’est entretenu avec Pierre Rousseau, Senior Strategic Advisor Sustainable Business chez BNP Paribas.

Par Catya Martin

Trait d’Union :
A quelle problématique climatico-économique sommes-nous aujourd’hui confrontés ?
Pierre Rousseau : Depuis toujours, on a séparé le développement économique des sujets environnementaux et sociaux. Or nous nous apercevons qu’aujourd’hui, les trois sont indissociables. Le problème de la planète n’est ni environnemental, ni même sociétal.

Il est purement et simplement économique.

Pour preuve, le Haze qui enfume aujourd’hui Singapour n’existerait pas si les fermiers indonésiens avaient les moyens financiers de défricher leurs terres autrement qu’en les brûlant. Si d’un point de vue économique, rien n’est fait localement pour sortir ces fermiers de la pauvreté et globalement pour lutter contre les inégalités, le phénomène ne fera qu’empirer. L’air de Singapour deviendra de plus en plus toxique. Tout le système s’écroulera avec, dans son sillage, la planète dont les ressources et le capital s’amenuisent de jour en jour. C’est pourquoi il est capital aujourd’hui d’opérer une intégration progressive des problèmes environnementaux et sociétaux dans le développement économique.

Comment les acteurs économiques et financiers comptent-ils s’y prendre ?
En gérant la transition, en sensibilisant clients et investissements sur l’environnement et le social, en proposant des solutions de financement adaptées, en valorisant des produits financiers dits verts.

Un vrai challenge
Gérer une transition est toujours extrêmement compliqué. Il est illusoire de penser qu’un claquement de doigts suffirait à passer d’un monde où tout va mal à un autre où tout va bien. Il est évident qu’on ne peut pas, du jour au lendemain, demander aux Indiens d’arrêter de se fournir en électricité générée par le charbon sous prétexte que ce dernier pollue. Le cas faisant, on paralyserait le pays à tous les niveaux en privant d’électricité plus d’un milliard d’Indiens.

Il faut donc relativiser les choses et emmener les populations, les gouvernements, les institutions, les acteurs économiques et financiers vers la transformation, vers le durable. Les gens doivent prendre des engagements en matière d’environnement. Engageants, il faut qu’ils soient applicables, vérifiables et mesurés. Pour ça il faut intégrer le capital de la terre (à savoir toutes ses ressources : le sol, les océans, l’air, et l’eau) dans nos modèles économiques. Chose qui, en finance, n’a jamais été faite. Il faut revoir la façon dont on liste les compagnies, dont on mesure leurs performances pour y intégrer l’aspect environnement et le valoriser.

L’équation finance et économie durable est-elle récente ?
La sustainability a toujours été un sujet d’actualité. Seule sa médiatisation est récente. Ce concept économique du développement durable existe depuis les années 1950. Les premières à s’engager dans cette voie furent les organisations non-gouvernementales (ONG), dont la Natural Conservation Society qui, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale aux Etats-Unis, tirait déjà la sonnette d’alarme sur les répercussions planétaires d’un consumérisme à outrance. En 1972, les Nations unies créent le Programme des Nations Unies pour l’Environnement, l’UNEP (1), et en 1995 sous l’impulsion de sociétés privées, le conseil mondial des affaires pour le développement durable, le WBCSD (2), voit le jour.

Qu’en est-il de la « sustainability » dans le secteur bancaire ?
Même si les banques ont été toujours présentes sur le sujet, elles sont effectivement aujourd’hui les dernières à rejoindre officiellement le mouvement. Pour en comprendre la raison, il convient de revenir sur la crise de 2008, sa gestion et ses conséquences.

Sa gestion. Pendant une dizaine d’années, elle a mobilisé tout le secteur financier. Ce qui explique pourquoi les regroupements bancaires sur la sustainability n’émergent que maintenant. La preuve, le lancement officiel du PRB, Principles for Responsible Banking (4), qui regroupe 130 banques et 49 pays sur le financement durable, a été officialisé le 22 septembre dernier, lors de l’Assemblée générale des Nations unies. Quant aux banques centrales et autorités de marchés, leurs actions officielles en faveur de la Sustainability remontent à deux ans seulement avec la création en décembre 2017 du NGFS, le Network for Greening the Financial System (3).

Ses conséquences. La crise en 2008 a eu un impact direct sur le mode de fonctionnement du système financier. Avant 2008, les banques étaient le point central du financement de l’économie. Après la crise, les régulateurs de marchés ont fait en sorte que les banques ne puissent plus prêter de l’argent à long terme. Or pour financer cette transformation vers une économie durable, on a besoin d’investir sur le long terme. Comme les banques ne peuvent désormais plus assurer seules cette fonction, elles doivent s’accorder avec d’autres acteurs financiers – investisseurs, banques privées, fonds de pensions, assurances – pour ensemble financer l’économie de demain. Aujourd’hui, c’est tout un écosystème financier qui se déploie.

Enfin, au-delà de la crise de 2008, rappelons que la banque ne vit pas isolée du monde. Nous avons des clients institutionnels, corporate et privés, qui se transforment sous la pression de la société et des normes réglementaires. En 2025, par exemple, aucun véhicule diesel ne pourrait plus être vendu en Europe, Chine et Etats-Unis, ce qui va impacter considérablement l’industrie automobile. Partout désormais, on mise sur les énergies propres, sur le développement durable, sur les actes responsables envers la planète. Les banques se doivent de s’adapter à ce monde qui change.
Le monde de la finance est donc en train de changer…
C’est indéniable. Aujourd’hui, on ne peut plus se développer sans prendre en compte l’environnement et le social. Demain le financement de l’économie se fera sous des conditions environnementales et sociales. Si aujourd’hui ce n’est pas encore la norme, dans le futur cela le deviendra. Peut-être que demain on intégrera le « Natural Capital » dans la façon dont on mesurera la valeur d’une action. Peut-être que demain on indexera la performance sous condition de non destruction de l’environnement et du social. Peut-être que demain la profitabilité sera au service de la planète. Et sur ce point, je suis très optimiste. Car la finance, dans un monde où la recherche et la technologie sont à la pointe du progrès, a les moyens de réussir cette transition vers une économie durable.

Justement, comment les banques comptent-elles financer la sustainability ?
En trois actes : soutenir des entreprises qui misent sur des projets à tendance nouvelle ; dé-risquer ces mêmes projets pour attirer les investisseurs ; optimiser le financement. C’est un engagement en nous, la banque, et nos clients. Ce sont aussi des échanges entre nos clients et nos investisseurs pour ensemble mieux réorienter et financer le capital.

Comment vendre la sustainability auprès des investisseurs ?
En continuant à être profitable, en allant vers l’avant, tout en intégrant ce qui avant n’était pas compté, à savoir l’aspect environnemental et social.

Changer le benchmark
Hier linéaire, l’économie d’aujourd’hui est disruptive, où les risques, en termes d’investissements, sont plus importants. Mais nous n’avons pas le choix, nous ne pouvons plus refaire comme avant. Les pays émergents en sont le parfait exemple. Avant les Chinois dé-commissionnaient leurs usines à charbon en Afrique. Or de cela, l’Afrique n’en veut plus. Elle a bien mieux à faire en créant directement ses propres énergies renouvelables.

L’Afrique est d’ailleurs la région dans le monde où le pourcentage d’énergie renouvelable est le plus élevé. Le Kenya est à 75 % renouvelable, et probablement sera-t-il à 100 % en 2020. Quant aux Rwandais, ils vivent très bien sans sac plastique. C’est dans les pays dits développés, en Europe notamment, que la transition sera la plus difficile. Car l’opération nécessitera de transformer l’existant, soit d’enlever pour remplacer.

Quel est aujourd’hui le plus gros enjeu environnemental ?
La dé-carbonisation de l’atmosphère et la lutte contre la dégradation de la biodiversité qui en découle.

Sur les questions environnementales, comment se positionne l’Asie par rapport au reste du monde ?
Les approches sont effectivement différentes en fonction des pays. En Europe, on aurait tendance à penser qu’il faut être régulé avant de commencer à agir. Aux Etats-Unis, si le gouvernement fédéral est fermé à toutes discussions, les villes et les entreprises sont en revanche extrêmement engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique. En Australie, ce sont les investisseurs qui s’emparent de la cause. Au Japon, c’est le pays entier qui endosse cette responsabilité. En Chine, la pression vient du gouvernement qui met en place des actions extrêmement efficaces. Disons qu’ici, en Asie — et Afrique —, la prise de conscience est réelle et les actions en faveur de la planète sont prises et mises en place très rapidement.

Vous êtiez à Singapour dans le cadre de la 4e édition du BNP Paribas Sustainable Future Forum. Quel était l’objectif de ce forum ?
Cela fait quatre ans que BNP Paribas organise ce forum. L’idée étant de réunir à la même table nos acteurs corporate et nos acteurs institutionnels, ici en Asie. De les sensibiliser au sujet des changements climatiques, de l’intégration de l’environnement et du social dans leurs activités. De leur apporter des solutions et d’échanger les expériences et pratiques de chacun.

Si la finance ne va pas changer le monde à elle seule, son rôle est cependant primordial. Car c’est elle qui va financer la sustainability, qui va aider les entreprises à se transformer, et qui, in fine, va permettre enfin à la terre de respirer.

(1) Programme des Nations unies pour l’environnement, l’UNEP a pour but de coordonner les activités des Nations unies dans le domaine de l’environnement et d’assister les pays dans la mise en œuvre de politiques environnementales.
(2) World Business Council for Sustainable Development ou Conseil mondial des affaires pour le développement durable, le WBCSD est une association mondiale pilotée par les PDG de quelques 190 entreprises unies par un engagement commun vis-à-vis du développement durable.
(3) Lancé au cours du One Planet Summit de Paris en décembre 2017, le NGFS, Network for Greening the Finance System ou Réseau pour le Verdissement du système financier, regroupe 36 banques centrales et superviseurs. Ses objectifs sont multiples : partager les meilleures pratiques, de contribuer au développement de la gestion des risques liés au climat et à l’environnement dans le secteur bancaire, et mobiliser la finance classique afin de soutenir la transition vers une économie durable.
(4) Les Principes pour une banque responsable (PRB) sont une initiative de financement du Programme des Nations unies pour l’Environnement (UNEP-FI) et de 30 banques fondatrices. Ils ont été lancés sous forme de projet en novembre 2018 et sont pleinement opérationnels depuis le 22 septembre 2019. Ils ont pour objectif de fournir un cadre permettant aux banques d’aligner leur stratégie, leur portefeuille et leurs pratiques commerciales sur les objectifs sociaux et environnementaux de la société.