Chronique historique
Résumé de l’épisode 1 paru le mois dernier : Les filles de Charlie Soong, soutien de la révolution chinoise de 1912, ont reçu une éducation européenne.
Par Didier Pujol
Les soeurs Soong se marient
De retour des Etats-Unis en 1909, Ai-ling, l’aînée, rentre un temps au service du docteur Sun Yat-sen, le père de la république de Chine, en tant que secrétaire. Elle sera la première des trois sœurs à contracter un mariage avec un homme puissant en 1914, en la personne de H.H.Kong, un descendant de la famille de Confucius mais surtout riche banquier d’affaires. Lorsqu’elle l’épouse, Charlie propose tout naturellement sa seconde fille pour la remplacer au service de Sun Yat-sen. Ching-Ling n’a alors que 21 ans.
La jeune fille est rapidement fascinée par la personnalité du grand homme, de trois décades son aîné, l’accompagnant dans tous ses déplacements destinés à recueillir soutiens et reconnaissance pour la fragile nouvelle république de Chine, alors coincée entre les seigneurs de la guerre qui ont pris le contrôle du nord du pays et les concessions étrangères, solidement implantées dans les ports et centres commerciaux.
Une relation amoureuse prend forme, bien que Sun Yat-sen soit déjà marié. Lorsqu’il l’apprendra, Charlie Soong sera furieux et fera tout pour dissuader sa fille de poursuivre cette relation, en vain. Sun Yat-sen fera venir Qing-ling au Japon pour la soustraire à l’influence de sa famille, divorcera pour épouser Ching-ling en 1915 contre l’avis de son père, qui se brouillera définitivement avec le célèbre docteur.
La dernière des sœurs Soong, Mei-ling, sera également happée par l’histoire. En effet, un jeune général du nom de Chiang Kai-shek représente la branche armée de la nouvelle république, commandant de l’accadémie de Wampoa, il entreprend plusieurs expéditions militaires dont le but est de consolider la présence territoriale de la république. Lorsque Sun Yat-sen décèdera en 1925, il est parmi les mieux placés pour prendre la tête du pays, bien que les conflits internes de succession agitent encore le Kuomintang, le parti nationaliste qui dirige le pays. Ce sera chose faite en avril 1927 quand Chiang s’empare du pouvoir par un coup militaire, aidé par les puissantes familles shanghaiennes et les hommes de la bande verte, la principale triade de Shanghai. Fréquentant la maison de Charlie depuis 1920 car proche du docteur Sun, la rencontre de la belle Mei-ling était inévitable. Pourtant, là encore, notre homme est marié et même plusieurs fois puisque la loi chinoise l’y autorise.
Pour obtenir les grâces de la mère de Mei-Ling, Chiang renoncera à la polygamie et se convertira même à la religion chrétienne. C’est donc lavé de l’opprobe que le couple se mariera finalement en grande pompe en décembre 19127, dans le splendide Majestic Hotel de Shanghai, faisant la une de la presse de l’époque. Le dicton qui fera dire plus tard que des trois sœurs l’une a épousé l’argent, l’autre la puissance et la dernière la Chine prend alors tout son sens. La suite des événements politiques va pourtant mettre en compétition les deux sœurs cadettes pour ce dernier titre.
Les sœurs Soong dans la guerre sino-japonaise
En 1925 en effet, lorsque Sun Yat-sen décède, la lutte pour le pouvoir politique fait rage entre le parti communiste naissant et le parti nationaliste. Cette rivalité était un temps tempérée par le projet fédérateur du père fondateur. Ainsi, le leader naissant Mao Tse-Toung est-il d’abord en charge de la propagande du parti nationaliste, bien que délégué régional du parti communiste. Cette situation est totalement bousculée quand Chiang prend le pouvoir, les communistes étant chassés des villes et devant poursuivre la lutte sous forme de guérilla dans les campagnes.
Durant dix ans, Chiang n’aura alors de cesse que d’éliminer la résistance communiste, cette chasse tournant quasiment à l’obsession au travers de nombreuses expéditions qui repoussent toujours plus loin les partisans de Mao. Il parvient presque à son projet lorsqu’un événement majeur intervient qui fera tout basculer : l’invasion de la Chine par le Japon le 7 Juillet 1937.
Les Japonais ayant compris que la Chine était affaiblie par les luttes internes a en effet décidé de mettre en œuvre le projet pan-asiatique des militaires arrivés au pouvoir et d’asservir la vieille Chine à ses ambitions.
Après la prise de Shanghai en septembre 1937, c’est au tour de la capitale de la république, Nanking de tomber, donnant lieu à des massacres de civils qui scandalisent l’opinion et cristallisent le nationalisme chinois contre le Japon. Pourtant, Chiang, retranché avec son armée dans la ville de Chongking, tout à l’Ouest du pays, ne souhaite pas s’épuiser contre l’envahisseur et continue de penser que l’ennemi est intérieur.
Profitant d’une visite éclair de Chiang à Xian, où Zhang Xueliang, ancien seigneur de la guerre rallié à la république, est cantonné, ce dernier et un groupe de militaires décident de kidnapper le généralissimo pour lui arracher la promesse de s’engager contre le Japon. Il faut dire que Zhang est un ami personnel de Mei-ling, souvenir d’un temps où le jeune homme courrait le jupon dans le Shanghai des années folles.
Or Mei-ling n’admet pas les reculades de son mari devant la menace d’éradication de la Chine. C’est donc un véritable complot auquel elle participe pour renverser le cours de l’histoire. Son mari enlevé, c’est en sauveuse qu’elle arrive à Xian pour le persuader de signer l’engagement solennel de combattre contre le Japon, aux côtés des communistes.
Chiang et sa femme rentreront à Chongqing sous les vivas, le destin de la Chine venant, sans qu’ils le sachent, de basculer pour les quatre-vingt années suivantes. Il est en effet aujourd’hui prouvé que les communistes, alors quelques centaines de survivants de la Longue Marche, n’auraient pas survécu à la guerre sans ce revirement de situation inattendu.
Les sœurs Soong séparées par la politique et l’histoire
Durant toute la guerre contre le Japon, le rôle des sœurs Soong, véritables icones de la Chine en résistance, ne se démentira pas. Que ce soit auprès des blessés dans les hôpitaux ou auprès des troupes pour soutenir le moral des soldats, elles offrent leur image inspirante aux journalistes de propagande ainsi qu’à la presse étrangère.
Mais c’est encore une fois Mei-ling qui tirera l’histoire en février 1943 quand elle décide de faire le voyage aux Etats-Unis pour convaincre ce pays de soutenir militairement la Chine dans la lutte intérieure contre le Japon. Celle que l’opinion mondiale découvre alors sous le nom de Madame Chiang intervient auprès d’Eleanor Roosevelt, la femme du président américain qui la prendra sous son aile, ainsi qu’auprès du Congrès devant lequel elle s’exprime dans un anglais parfait pour demander de l’aide.
Le résultat sera outre une aide financière accrue aux troupes de Chiang, la création de la célèbre escadrille de Tigres Volants de Claire Lee Chennault. Le pont aérien qu’ils mettront en place au-dessus de la Birmanie permettra de créer un second front efficace contre le Japon.
La suite est connue. Les Etats-Unis remportent la victoire et libèrent la Chine. Les hostilités ont entre-temps permis aux troupes de Mao de se renforcer via le support soviétique au Nord et ils triomphent finalement en 1949, Chiang devant se réfugier à Taiwan. Ching-ling, celle des sœurs Soong qui avait épousé Sun Yat-sen, prend alors le parti de rester en Chine, devenant un soutien prestigieux du nouveau régime en le légitimant presque comme héritier du père fondateur.
Elle devient, pour le peuple chinois conditionné par la propagande communiste, celle qui a choisi son pays face aux forces extérieures, rôle auquel aurait pourtant pu prétendre Mei-ling quelques années auparavant. Elle se dédie à la cause des enfants et des femmes, créant un institut pour l’éducation et animant des séminaires pour les dirigeantes socialistes des pays non-alignés. Elle finira sa vie en 1981 et recevra l’hommage posthume du président Mao lui-même.
Ai-ling suivra son mari banquier aux Etats-Unis dans les années 1940 et mourra à New York en 1973.
Quant à Mei-ling, restée pour tous Madame Qiang, elle survivra de nombreuses années à son mari, rejoignant à sa mort les Etats-Unis. En 2003 elle s’éteint dans son appartement de la 5ème Avenue à l’âge de 105 ans, fermant définitivement l’une des pages les plus fascinantes de l’histoire de la Chine.
Pour en savoir plus sur la saga de la famille Soong:
The Soong Sisters, biographie par Emily Hahn, 1941
The Soong Dynasty, livre de Sterling Seagrave, 1986
The Soong Sisters, film de 1997 avec Maggie Cheung,
Michelle Yeaoh et Vivian Wu