Economie

Ao Yun : le nectar tibétain de LVMH

Situé à quatre heures de voiture de la ville mythique de Shangri-la dans le Yunan, le vignoble Ao Yun – qui signifie voler au-dessus des nuages, s’étend sur les contreforts de l’Himalaya, non loin de la frontière tibétaine, entre 2.200 et 2.600 mètres. C’est là en effet que LVMH a décidé d’installer son domaine en 2013, sur une trentaine d’hectares regroupant 314 parcelles de 700m2 en moyenne. Tout est fait à la main dans ce relief à la fois escarpé et très morcelé. Un véritable défi dont nous parle Maxence Dulou, directeur technique du domaine.

Propos recueillis par Isabelle Chabrat

Trait d’union : Quelle est l’histoire de ce vignoble ?
Maxence Dulou : Dans cette région dite «des 3 rivières parallèles», les premières vignes datent de la fin 19ème : les missionnaires venus évangéliser la région y ont construit des églises et planté des vignes autour pour le vin de messe.

Ensuite en 2000, le gouvernement a souhaité limiter l’exode rural et donc trouver des revenus pour les fermiers : les vignes des jésuites étaient encore en vie, donc le climat permettait à la vigne de bien vieillir. Ainsi, après avoir fait venir des experts, les autorités ont fait planter à peu près 300 hectares de Cabernet Sauvignon et de Cabernet Franc. Ils ont promis aux paysans un meilleur revenu/mu (un mu = 1/15 ha). L’idée était d’optimiser les petites parcelles en y plantant des vignes.

Comment LVMH a-t-il choisi de s’y installer ?
Le but de LVMH était de produire un grand vin en Chine avec un potentiel de garde, plutôt un vin fin et élégant qu’un vin puissant. Et également, un vin unique.

LVMH a donc demandé en 2008 à l’œnologue australien Tony Jordan de faire le tour de la Chine pour savoir si des terroirs correspondraient. Entre le Nord très froid l’hiver et trop chaud l’été, le Sud et l’Est, où il pleut trop pendant la saison de maturation du raisin, l’endroit idéal ne pouvait être qu’un micro climat. C’est ainsi qu’il est arrivé dans cette région, à 2.000 mètres d’altitude, avec des montagnes allant jusqu’à 7.000 mètres qui arrêtent les pluies : un endroit compatible pour faire murir les raisins, et avec une altitude sur laquelle on peut jouer.

Pour nous, il y a peu d’endroits comme cela, qui sont qualitatifs pour faire des grands vins en Chine. L’installation du vignoble se fait donc en 2013, entre 2.200 et 2.600 mètres, en ne mettant pas tous les œufs dans le même panier: les vignes sont louées dans quatre villages, pour avoir des sols différents (argile, cailloux, etc…), et des variations de climat selon l’exposition de la parcelle.
Donc nous avons la chance d’avoir une diversité du terroir, qu’il faut gérer car il y a une heure de route entre chaque village …C’est plus compliqué, mais cela complexifie aussi le vin, et cela nous permet chaque année de faire l’assemblage qui correspond le plus à notre vin idéal, tout en gardant l’effet millésime qui reste très important.

Les Tibétains ont l’habitude des cultures sur les hauts plateaux, comment travaillent-ils la vigne ? En quoi êtes-vous complémentaires ?
Au départ, ils vendaient les raisins au kilo, donc forcément ce n’était pas qualitatif. Avant de décider d’investir, nous avons négocié avec le gouvernement et les locaux pour pouvoir louer les parcelles et payer les travailleurs à l’heure, de manière à ne pas être soumis au système du prix de vente au kilo (on ne fait pas de grand vin avec des grosses quantités par hectare). Cela nous a permis de travailler plus la qualité que la quantité, les villageois n’étant plus inquiets de faire de petits rendements par hectare.

Nous avons aussi la chance d’avoir des villageois qui connaissent très bien la nature et les plantes, et donc tout ce que nous leur demandons, ils le comprennent et le font très bien. C’est une grande chance, ils font partie du terroir : le climat, le sol, les plantes et ensuite les hommes, avec leur précision et leur sensibilité. Ainsi, ils apportent cette connaissance de la terre, de l’irrigation (un système très particulier), du climat global, il y a un véritable échange.

Cabernet sauvignon et cabernet franc, un assemblage typiquement bordelais, où s’arrête
la comparaison ?
Globalement oui, il y a des similitudes avec Bordeaux (températures mini et maxi par exemple), mais il y a aussi de grosses variations liées au climat de montagne, et surtout à l’ombre portée des montagnes qui vont jusqu’à 5.000 mètres : ici à 19h00/19h30 le 21 juin, il fait nuit . C’est le plus gros changement, le nombre limité d’heures d’ensoleillement. Beaucoup moins de soleil, cela décale la maturité : au lieu de ramasser début septembre, nous récoltons en octobre et même jusqu’à fin novembre, il nous faut un ou deux mois de plus de soleil. C’est possible uniquement parce que l’arrière-saison est très ensoleillée et sèche, un autre paramètre unique de ce climat.

Le vin produit est donc une nouvelle expression de cet assemblage de cabernet ?
Le même cépage, en fonction du terroir, va s’exprimer différemment, et donc nous n’essayons pas de faire un bordeaux, mais d’avoir l’élégance des vins de bordeaux, avec une expression différente qui correspond au terroir. Tous les ans nous avons des différences importantes d’un millésime à un autre, parce que le climat change, parce qu’on apprend aussi, on s’améliore énormément à la vigne et au chaix.
On trouve aussi des facteurs communs à tous les millésimes qui vont permettre de décrire l’expression de ce vin sur ce terroir unique, et on va avoir un coté hybride entre les vins du Nouveau Monde et Bordeaux par exemple. On va avoir des fruits très murs au nez, mais aussi de la fraîcheur. En bouche c’est pareil, on a cette concentration des vins du « Nouveau Monde » mais avec la fraîcheur des vins de Bordeaux.

Et enfin, un dernier paramètre à noter : les UV sont beaucoup plus forts. Cela compense en partie le manque d’ensoleillement, mais le raisin va faire une pellicule plus épaisse pour se protéger des UV. Cela va créer plus de couleur, et permettre de mieux faire murir les tanins, donc en gros on va avoir des structures tanniques qui sont plus souples en général …

La vinification est-elle particulière ?
En plus du climat, ce qui est unique c’est l’altitude; au niveau du chaix il y a donc moins d’oxygène, ce qui a un vrai impact sur le vin lui-même.
Le vin a besoin d’oxygène pour évoluer et le fait qu’il y en ait moins change complètement l’assemblage des molécules. Nous devons nous y adapter, et si à certains stades nous sommes contents d’avoir moins d’oxygène, à d’autres il faut compenser, en faisant de la micro oxygénation naturelle, en utilisant des contenants qui laissent passer un peu plus l’oxygène comme les jarres en terre…

Idem pour le stockage des bouteilles dans le chaix, il y a 25 % d’oxygène en moins, donc le vin est censé vieillir plus lentement…

Il y a aussi des différences au niveau des sensations : goûter à 2600 mètres d’altitude est très différent de goûter au niveau de la mer…La dégustation de l’assemblage par exemple se fait à Hong-Kong tous les ans , parce qu’on a la vision réelle du vin, on est plus précis . Là-haut l’air est plus sec, les tanins sont plus agressifs.

En quelques chiffres, comment se situe Ao Yun sur le marché mondial et chinois ?
Nous produisons entre 2.000 et 3.000 caisses, avec un prix par bouteille autour de 300 euros. La distribution se fait pour un tiers en Asie (dont la moitié en Chine), un tiers en Europe, et un tiers aux États-Unis. Ao Yun fait partie des vins haut de gamme en Chine, positionné comme un vin d’exception, de luxe. Il est difficile de penser à un vin « made in China » à ce prix, mais petit à petit les mentalités changent, et les gens réalisent qu‘on peut faire des produits d’exception, avec une attention au détail que personne d’autre ne peut se permettre d’avoir. Dans les vignobles, tout est fait à la main, on travaille grappe par grappe …

Notre vin devrait se vendre encore plus cher si le projet n’était pas soutenu financièrement par une entreprise comme LVMH, qui a les fonds et la vision à long terme.