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Anne-Sophie Pic, une autodidacte étoilée en cuisine

Au carrefour de la gastronomie et de la haute couture, sa cuisine est une célébration de l’élégance et de l’art de vivre à la française. La cheffe la plus étoilée au monde a ouvert en 2023 une adresse à Hong Kong. Elle y vient deux fois par an pour soutenir ses équipes et faire évoluer sa carte. Nous l’avons suivie dans les coulisses de son restaurant. Reportage.

Propos recueillis par Anne-Claire Poignard

Le voyage commence par un miroir qui coulisse. Une porte dérobée. Comme un passage secret dont on se chuchote l’adresse au 44e étage d’un gratte-ciel de Central. Entrer chez Anne-Sophie Pic c’est un peu comme ouvrir une boîte à bijoux. Des lustres Baccarat ornent les plafonds, le cristal français s’est invité sur la table. Le visiteur s’installe sur des banquettes rose poudré. A l’horizon, la baie Victoria et son ballet d’embarcations.

Cuisine ouverte

La pièce maîtresse de cet écrin est au cœur du restaurant. Une cuisine ouverte où s’activent la cheffe et sa brigade en tenue blanche. Ils sont une dizaine. « La cuisine ouverte est une tendance depuis quelques années. Là on a poussé les choses encore plus loin pour avoir l’impression d’être dans la salle à manger. Les dix tables du restaurant sont juste à côté. La boisson travaille avec la cuisine. La pâtisserie est incluse dans la cuisine. Tout le monde est ensemble. Cela implique une gestuelle et une façon de travailler la plus douce possible. C’est un peu comme un spectacle ».

Le client est aux premières loges. Il est 12h30, l’heure du coup de feu. « One berlingot. One ! ». « Gaby, onions coming ! ». « Cheffe, vous avez goûté ? ». Prémices au menu : une tartelette carotte sobacha. Les connaisseurs auront reconnu le sarrasin japonais. Chacun est à son poste. Les visages sont concentrés. A la tête de cet orchestre, Anne-Sophie Pic goûte autant qu’elle continue de chercher. « La recherche c’est la quête du Graal. Il faut être adaptable au lieu où on est. Essayer de comprendre ce que les gens attendent ici. C’est important de se questionner. Le restaurant il a un an et demi et c’est à nous de le faire grandir ».

Dans la salle ce jour-là, le gratin de la critique gastronomique et des influenceurs hong kongais. Discrétion et bienveillance sont la marque de fabrique d’Anne-Sophie Pic. Dans un sourire à son chef de cuisine Marc Mantovani qui apporte son ultime touche aux berlingots au Comté, signatures de la maison Pic, elle adresse ce conseil simple mais crucial : « Respirez ! ».

Autodidacte étoilée

A 55 ans, la Française est souvent présentée comme la cheffe la plus étoilée : 11 dans le monde. Elle se dépeint avant tout comme une autodidacte. « La cuisine, j’y suis revenue parce que j’en suis partie », raconte-t-elle.

Fille et petite-fille de chef, elle grandit dans le restaurant familial de Valence au bord de la Nationale 7. « Je vivais au-dessus des cuisines. Je ne m’y intéressais pas parce que c’était comme un papier buvard, c’était mon quotidien donc ça n’avait rien d’exotique. Moi je rêvais d’être créatrice de mode ». Elle s’inscrit en école de commerce où elle rencontre David Sinapian, celui qui deviendra son mari et son bras droit. « A l’époque, un maître de stage m’a dit : la haute couture vous fait rêver, c’est formidable, mais vous avez quelque chose à développer avec votre père ». L’émotion que suscite le restaurant dans le regard de ceux qu’elle croise est un déclic. A 23 ans, elle revient à Valence pour apprendre la cuisine aux côtés de son père mais Jacques Pic décède prématurément.

Les débuts sont difficiles. « Le créateur n’est plus là. Tout le monde m’ignore. Personne ne veut s’occuper de moi. J’ai eu la transmission de ceux qui avaient appris avec mon père. Certains l’ont fait avec beaucoup de sincérité mais c’était restreint. J’ai l’impression d’avoir mis un temps infini à comprendre la cuisine. Mon chemin, il m’a fallu le trouver toute seule ». Tenace, elle s’accroche et s’inspire de ceux à qui elle rêve de ressembler un jour : Michel Bras, autodidacte aveyronnais, 3 étoiles au Guide Michelin, Nadia Santini, première Italienne à décrocher 3 étoiles. Il y a aussi Pierre Gagnaire et Paul Bocuse. « Cet aéropage de chefs m’autorisait à me dire : peut-être que pour moi aussi ce sera possible ».

Carnets et trames aromatiques

Plus de 30 ans ont passé et la cuisine d’Anne-Sophie Pic fait aujourd’hui référence dans le monde entier mais la cheffe n’en a jamais fini de chercher de nouvelles alliances. Elle consigne ses inspirations dans des carnets. Une couleur par restaurant. A Hong Kong c’est le bleu.  « J’ai besoin d’écrire. Cela peut être une idée de plat, un ressenti, un accord, une trame aromatique. Par exemple cette semaine, on travaille sur l’asperge verte. On teste des notes, on voit si elles fonctionnent bien ensemble. Comme les parfumeurs ».

Elle profite de ses visites, deux fois par an à Hong Kong, pour explorer le terroir, sourcer des produits prometteurs et rencontrer les talents locaux. « Ce qui m’intéresse c’est de découvrir de nouveaux ingrédients, de les connaître, d’avoir l’histoire du maraîcher ou du producteur. Je suis allée visiter la fabrique de lait de soja de Vicky Lau », chef hong kongaise à la tête de la Tate Dining Room, 2 étoiles au Michelin. Avec Vicky Cheng, dont le restaurant gastronomique Wing figure parmi les 20 meilleurs au monde en 2024, elle arpente les marchés aux poissons. « On essaie de voir ce qu’on peut imaginer autour des fruits de mer séchés ».

Créations non alcoolisées

Sous les lustres Baccarat, les agapes se poursuivent. Porc de Bigorre mariné à l’hojicha (thé vert grillé aux notes boisées) et au miso rouge (pâte à base de céréales, pilier de la cuisine japonaise). Millefeuille blanc, géranium chantilly, gingembre confit, tuile croustillante, genmaicha (thé de riz soufflé) crémeux. A Hong Kong, Anne-Sophie Pic veut mêler l’ADN français aux trésors aromatiques de l’Asie.

Haute couture dans l’assiette et créativité dans le verre. La cheffe s’intéresse au non-alcoolisé. Dans l’arrière-cuisine, elle est en pleine dégustation avec Alexis Boisseau, son sommelier : « cela manque un peu de relief, rajoutez de l’acidité ». Dernière création en date : « Uzume », clin d’œil à la déesse de la gaieté dans la mythologie japonaise, une boisson fermentée à base de fraise, de tomate et de vanille fumée.

Créer et transmettre, c’est ce qui anime Anne-Sophie Pic. « Quand j’ai commencé, j’aurais aimé que quelqu’un me prenne par la main. Aujourd’hui, je partage beaucoup avec mes chefs, je viens les voir, ils viennent à Valence et j’essaie aussi de transmettre à mon fils qui s’anime pour ce métier ».

La bibliothèque de la cheffe française accueillera peut-être bientôt de nouveaux carnets de couleur : un restaurant à Pékin en juin, un autre à Bangkok en septembre et une nouvelle adresse au Japon en 2026. « J’ai besoin qu’on pousse les limites et qu’on aille gagner des étoiles ».

Dans le ciel de Central, les clients du midi ont quitté la salle. La brigade s’est remise au travail. Un nouveau spectacle se joue ce soir.

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Cristal Room by Anne-Sophie Pic
Gloucester Tower, Central
Menu midi 84 euros. Menu soir 280 euros hors boissons.